Consultant international en administration des systèmes informatiques et ingénieur financier, Mouhamed Ben Diop a un parcours académique et professionnel très riche. M. Diop est candidat à l’élection présidentielle de février 2024, au Sénégal. Avec ses deux casquettes d’homme politique et de technocrate expérimenté, il analyse froidement la situation économique du Sénégal. Il donne par ailleurs des pistes de solutions qui à l’en croire pourront garantir un développement économique au Sénégal. Entretien
Quelle est l’analyse que vous faite de la situation économique du Sénégal en ce moment?
Il suffit de regarder le niveau de la demande sociale pour comprendre que la crise s’est métastasée. Nos gouvernants ont du mal à instaurer une politique économique incluse qui peut permettre à la population de trouver une issue heureuse et se projeter vers l’avenir. Nous n’arrivons toujours pas à mettre en place les vraies bases d’une politique économique. Une économie fortement basée sur l’importation ne peut qu’être volatile. La crise sanitaire n’a fait que nous rappeler que nos fondements économiques ne reposent sur aucune structure solide et que nous ne faisons que différer les choses tout en espérant des lendemains meilleurs et c’est sans compter sur les aléas de la vie. Autrement dit, nos dirigeants n’ont cessé de jouer à la loterie sans jamais tomber sur un jour de chance tout en continuant de miser gros avec aujourd’hui une dette qui avoisine les 9000 milliards soit +150% le budget actuel du pays.
Au plan économique pur : L’analyse de notre politique de commerce extérieur permet de répondre grandement à votre question avec des chiffres. Au Sénégal, dire que la balance commerciale est déficitaire équivaudrait à brandir un vieux slogan qui si on ne l’explique pas, les gens pourront penser qu’il doit en être ainsi. La réalité est plus dure car nos importations représentent plus du double de nos exportations. En 2020, elles s’établissaient à 2261 Mds FCFA contre 4494 Mds FCFA. Pour les importations, la France occupe la 1ère place avec +15% de PDM suivi de la Chine avec 9% ; les Pays-Bas 6,2%, la Belgique avec 6% et le Nigéria qui se trouve à la 5ème position avec environ 5,8%. Pour les exportations, le Mali est le 1er client avec +20% de PDM, suivi de la Suisse avec 12,4%, la France n’occupe que la 11ème place avec environ 3% de PDM.
L’UE est notre 1er fournisseur et l’Afrique notre 1er Client. Presque 70% de nos importations concernent des produits manufacturés c’est-à-dire produits finis dont une grande partie concerne les produits alimentaires de 1ère nécessité. D’ailleurs la FAO a placé le Sénégal parmi les 50 pays au monde qui a un grand besoin d’urgence alimentaire.
On notera qu’en 2020 avec l’impact de la crise, nous avons eu une « amélioration » de la balance commerciale due à la baisse des importations, ce qui est extrêmement grave ! Et cette année avec l’embargo sur le Mali, le déficit sera plus important
On a noté une croissance moyenne d’environ 6 % depuis la seconde alternance politique intervenue en 2012. Mais elle s’est effondrée avec la crise de la Covid19. Selon vous est ce que cette croissance était bâtie sur des fondements solides ?
Vous avez la réponse dans la question car subir une récession un an après avoir eu un taux de croissance de +6% nous rappelle la dure vérité de notre réalité économique. Regardons de plus près les secteurs touchés : services, Tourisme et les transports (intérieurs comme extérieurs avec l’exportation). Comment peut-on sérieusement bâtir une économie forte basée sur cela ? Ce qui revient à dire que notre économie ne repose pas sur des bases solides, inclusives et que notre secteur tertiaire (qui représente +56% du PIB) est un secteur délocalisé soutenant d’autres pays que le nôtre. Si l’activité baisse dans ces pays ça se ressentira forcement chez nous, ce qui est inadmissible. Si le temps nous le permettait j’aurais pu entrer dans le détail de cet effondrement de notre croissance et vous verrez que pendant la même période d’autres secteurs ont fortement contribué à cela et c’est ce qui explique en partie, la dureté de la vie aujourd’hui, avec une inflation de près de 4% reflétant la hausse des produits agroalimentaires
Cependant nous devons faire une analyse objective de cette situation pour savoir est ce que nous sommes sur la bonne trajectoire ? Quand nous importons 70% de produits manufacturés où est notre secteur industriel qui devait soutenir le secteur primaire et transformer sa production ? C’est pour cela que dans mon programme je retourne aux fondamentaux économiques en redynamisant mon secteur primaire, reconstruire un tissu industriel et accompagner son secteur tertiaire qui jouera pleinement son rôle. C’est en cela que la réforme de notre système éducatif, sera bénéfique avec une administration préparée afin d’assurer une vraie conduite du changement qui aboutira à une véritable politique fiscale avec une base élargie.
La situation d’endettement du Sénégal est très sérieuse. Est-ce que le gouvernement pourra faire face aux derniers engagements qu’il a pris notamment avec les enseignants?
La dette sénégalaise représente environ 70% de son PIB comme je l’ai dit tantôt. Pour avoir une idée plus claire, elle représente +150% du budget actuel du pays. Avant de parler des engagements faisons une petite analyse de cette dette et de sa gestion. Depuis quelques année le Sénégal est champion dans la levée de fonds auprès des marchés financiers avec notamment les Eurobonds qui lui permettent de payer la date arrivée à échéance (des eurobonds aussi), financer son déficit dont les nombreux projets en cours. A cela, s’ajoute aussi des mesures suspensives de la dette, dans la cadre de son partenariat bilatérale.
Le recours aux Eurobonds est une bonne idée mais devrait être utilisé de manière efficiente. Les Eurobonds ont une maturité plus longue (30 à 40 ans parfois) avec des taux plus faibles ce qui pourrait permettre d’étendre la maturité de notre dette. Les perspectives d’exploitation du pétrole/gaz constituent un bon indicateur pour reprofiler notre dette et ainsi convaincre les potentiels investisseurs. Si le Benin est parvenu à rentrer dans le « cercle à disposer des eurobonds en euros pour 30 ans » pourquoi pas le Sénégal ?
Pour le financement des projets nous pouvons recourir au « project-bonds » pour financer les projets d’infrastructures (TER, Bus Rapide, Chemins de Fer…) ou des projets d’envergure sur l’énergie ; l’économie verte… et dont les profits permettront de rembourser la dette.
Je rappelle que l’Afrique ne pèse qu’environ 5% du marché intermédiaire avec les eurobonds. De plus nous plaidons pour l’unité africaine. Je milite pour le lancement d’un « Eco-bonds » qui regrouperait les pays africains afin de mutualiser la dette et ainsi bénéficier de meilleur taux. Ceci renforcerait l’intégration et la solidarité entre pays africains et permettrait à l’Afrique de peser de son poids sur le marché financier international
Le système mis en place pour faciliter aux entrepreneurs le développement de leur business en leur garantissant un accès au crédit est pertinent mais les choses ne bougent pas. Pourquoi ça bloque ?
Il faut d’abord commencer par changer de paradigme. Je me réjouis d’ailleurs du terme d’entrepreneur que vous avez utilisé pour définir ceux qu’on nomme usuellement le secteur informel et qui est même repris par nos partenaires financiers y compris la Banque mondiale. Pour nous développer il faudra que nous le voulions d’abord. Ce secteur dit « informel » ailleurs, constitue le poumon de l’économie. Ils sont appelés : entrepreneurs, auto-entrepreneurs, entreprise individuelle, indépendants, … avec un modèle de gestion spécifique. Le blocage je n’aurai pas la prétention de répondre à la place des autres mais dans mon programme il s’agira de mettre un accompagnement renforcé avec des paliers d’interventions depuis le démarrage de l’activité jusqu’à sa phase de croissance. Aussi tant qu’on n’aura pas renversé la tendance avec nos 70% d’importation de produits manufacturés toutes ces initiatives seront sans résultats. Il faudra une bonne stratégie de conduite du changement de cette population afin de les amener à changer leurs habitudes de consommation.
Le Sénégal sera bientôt producteur de pétrole et de gaz. Est-ce cette nouvelle donne pourra permettre au Sénégal de régler tous ses problèmes ?
Je ne suis pas pessimiste et c’est le vœu de tous les Sénégalais. Mais ma position ne me permet pas de verser dans l’euphorie ni dans une affirmation débordante. Nous exploitons de l’or depuis des années ainsi que le phosphate, le zircon, le Fer…sans pour autant que cela ait un impact dans le panier de la ménagère. Déjà j’avais entendu parler d’une grande rencontre sur la répartition des ressources tirées de ces produits, soyons plus sérieux et arrêtons cette politique de divertissement.
Il est vrai que le Gaz et le pétrole peuvent être de grands catalyseurs, cependant, mon modèle économique, reste l’agroalimentaire dans toute sa chaine de valeur
Quel devrait être selon vous le modèle à adopter pour une bonne gestion des ressources issues du pétrole et du gaz ?
Nous avons beaucoup d’exemple de pays africains qui exploitent ces ressources et qui pourtant tardent à voir leur croissance décoller. Du moment que vous parlez de gestion des ressources, vous faites surement allusion au partage équitable des fruits de cette exploitation et que ça n’aille pas dans les poches de quelques privilégiés locaux comme étrangers. Je président, je connais mes priorités. Le sénégalais d’aujourd’hui a besoin d’une bonne orientation. Je ne suis pas un fan des grands slogans sur la gestion sobre, la patrie avant le parti … Il faut juste noter que l’heure est à la révolution générationnelle de l’élite africaine. Plus rien ne justifie aujourd’hui, la conduite de nos Etats sous tutelle. La gestion de nos pays doit être une affaire africaine d’abord, par les africains et pour les africains.
Vous êtes candidat à la présidentielle de 2024, quels sont les défis qu’il faut relever pour développer le pays?
Le 1er défi sera humain. Le peuple souffre et nous devons l’aider à se passer de l’aide. Le sénégalais est quelqu’un qui s’adapte très vite. Je refuse les clivages de corruption, du « door marteau » ou « Door Kaat » Il suffit de lui poser les bases qui favorisent son expansion et vous aurez en face de vous de vrais « Djambars » Nous sénégalais on ne recule jamais devant l’adversité et notre cri de cœur « On nous tue mais on ne nous déshonore pas » est plus que d’actualité pour combattre et vaincre.
Mon objectif est de faire du Sénégal un pays où il est permis de rêver et de réaliser son rêve ! Vous verrez qu’en le mettant dans les conditions d’existence normale, le sénégalais n’a pas de temps à perdre pour apporter sa pierre dans la reconstruction de notre pays.
Je crois en nos valeurs de pugnacité de Goor et de Joom il suffira juste de lui en donner l’opportunité et c’est ce qu’apporte Pass-Pass dans le paysage en imposant une politique de rupture. Je me réjouis de voir que les termes que j’avais utilisé le 12 septembre dernier lors de mon accueil populaire à l’aéroport Blaise Diagne sont aujourd’hui plus que présents dans l’arène politique qui sont : « Liguey lou beuri, wakh lou touti »
Le développement du Sénégal nous l’avons toujours eu sous nos pieds : c’est l’agroalimentaire, le Gaz et le pétrole viendront par la suite.
Propos recueillis par :
Aliou Kane Ndiaye