Par : Pr Amath NDIAYE , économiste
Dans le débat africain contemporain, la souveraineté économique est souvent invoquée comme un horizon absolu, parfois même comme une condition préalable au développement. Pourtant, dans une économie mondiale profondément intégrée, ce concept apparaît largement inapproprié s’il est pris au pied de la lettre. La véritable question n’est pas celle d’une autonomie économique illusoire, mais celle de la capacité des États africains à construire une stratégie de développement endogène, crédible et efficace, en s’appuyant sur des instruments monétaires et institutionnels adaptés, à l’échelle nationale comme communautaire.
La souveraineté économique : un concept inapproprié
L’espace territorial d’un État est aujourd’hui sans commune mesure avec l’espace économique internationalisé dans lequel il évolue. Chaînes de valeur mondiales, marchés financiers intégrés, flux de capitaux, de biens et de technologies dépassent largement les frontières nationales. Aucun pays — pas même les grandes puissances — n’exerce une souveraineté économique absolue.
La question centrale n’est donc pas celle d’une souveraineté économique totale, mais celle de la capacité à définir et à mettre en œuvre une stratégie de développement endogène, capable d’exploiter l’ouverture internationale au service de la transformation productive.
Ce que signifie réellement la souveraineté monétaire
La souveraineté monétaire, qu’elle soit nationale ou communautaire, ne se résume ni à un symbole ni à un discours politique. Elle consiste, par l’intermédiaire de la banque centrale, à exercer des prérogatives précises : le droit exclusif de battre monnaie (à ne pas confondre avec la fabrication des billets), l’émission de la monnaie, la régulation de la masse monétaire, la conduite de la politique monétaire et le contrôle des banques commerciales.
La fabrication matérielle des billets est une activité technique, souvent externalisée par de nombreux pays pleinement souverains. La souveraineté réside dans la décision monétaire, non dans le lieu d’impression.
Les pays CFA sont souverains monétairement depuis 1973
Contrairement à une idée largement répandue, les pays de la zone CFA exercent une souveraineté monétaire effective depuis les réformes majeures de 1973, qui ont marqué une rupture décisive. Ces réformes ont transféré les sièges de la Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest de Paris à Dakar et de la Banque des États de l’Afrique Centrale à Yaoundé, tout en africanisant intégralement leur gouvernance et leur personnel.
Les réformes plus récentes ont achevé cette transformation. Avec la suppression du compte d’opérations en 2019 pour la BCEAO, l’obligation de déposer 50 % des réserves de change auprès du Trésor public français a été supprimée. Ces réserves sont désormais conservées et gérées à Dakar par la BCEAO.
Un fait mérite d’être rappelé avec rigueur : les pays de la zone CFA affichent, sur une longue période, des performances macroéconomiques supérieures à la moyenne africaine, notamment en matière de stabilité des prix. Les taux d’inflation observés dans l’UEMOA et la CEMAC figurent parmi les plus bas d’Afrique et même parmi les plus faibles du monde en développement.
Cette faible inflation constitue le premier facteur de stabilité monétaire. Elle protège le pouvoir d’achat des ménages, réduit l’incertitude pour les entreprises, stabilise les anticipations économiques et favorise l’investissement de long terme. À l’inverse, l’expérience de nombreux pays africains à monnaie nationale montre que l’inflation élevée et volatile agit comme un impôt déguisé sur les plus pauvres, fragilise la crédibilité de la politique monétaire et alimente l’instabilité macroéconomique.
La performance inflationniste des pays CFA n’est pas le fruit du hasard : elle résulte d’un cadre monétaire communautaire crédible, d’institutions communes solides et d’une discipline macroéconomique partagée. C’est un acquis majeur, trop souvent sous-estimé dans le débat public, alors qu’il constitue un socle indispensable à toute stratégie de développement endogène.
Souveraineté monétaire nationale : une efficacité limitée pour les petites économies
Il faut toutefois distinguer l’existence juridique de la souveraineté monétaire de son efficacité réelle. Tout pays disposant d’une monnaie nationale est souverain sur le plan monétaire. Mais, pour les petites économies ouvertes et peu diversifiées, l’exercice effectif de cette souveraineté est fortement contraint par l’évolution des grandes monnaies internationales — en particulier le dollar et l’euro — qui influencent les prix des importations, les flux de capitaux, l’inflation importée et les conditions de financement.
Dans ce contexte, la souveraineté monétaire nationale exercée isolément devient souvent une source de vulnérabilité plutôt qu’un instrument d’autonomie réelle.
La souveraineté monétaire communautaire : une réponse rationnelle
C’est précisément pour répondre à ces contraintes que la souveraineté monétaire communautaire prend tout son sens. En mutualisant les risques, en élargissant la base économique et en renforçant la crédibilité institutionnelle, une union monétaire offre davantage de résilience que l’isolement monétaire national.
Grâce aux réformes engagées, le franc CFA s’est transformé en instrument de souveraineté monétaire communautaire, plus efficace que l’exercice isolé d’une souveraineté nationale par de petites économies africaines fortement dépendantes des importations.
Ne pas confondre la monnaie et les causes du sous-développement
Faire de la monnaie la cause centrale du sous-développement africain (des pays CFA) relève d’une confusion analytique. Les véritables blocages sont connus : mal gouvernance, détournement des ressources publiques, corruption, faiblesse de l’État stratège et persistance de structures productives extraverties héritées de l’histoire.
Changer de monnaie sans transformer ces fondamentaux ne modifie pas la trajectoire de développement et risque, au contraire, d’exposer les populations à des déséquilibres plus coûteux.
Intégration régionale et vision continentale
Cette approche est pleinement cohérente avec la vision portée par l’Union africaine. L’Agenda 2063 fixe comme objectif ultime l’unité économique, monétaire et politique de l’Afrique.
Dans cette perspective, démanteler l’Union économique et monétaire ouest-africaine ou la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale au nom d’une souveraineté monétaire nationale isolée constituerait un grave recul historique, en contradiction directe avec l’ambition d’intégration continentale.
Pour conclure nous disons que la souveraineté monétaire existe bel et bien en Afrique. Dans la zone CFA, elle s’exerce aujourd’hui de manière communautaire, offrant stabilité et résilience supérieures à celles qu’apporterait une fragmentation monétaire.
La véritable émancipation économique du continent ne viendra ni des slogans ni des ruptures incantatoires, mais de la consolidation des unions régionales, de l’intégration continentale et de la construction d’un appareil productif capable de transformer la stabilité monétaire en développement réel.
C’est là, et seulement là, que se joue l’avenir économique de l’Afrique.



