L’industrialisation de l’économie est une priorité nationale, dans les pays développés comme dans les pays en développement. Comparée aux autres secteurs d’activité, notamment l’agriculture et les services, l’industrie est généralement perçue comme étant le seul secteur capable de générer des emplois de masse, y compris pour les travailleurs non qualifiés, de soutenir une croissance du PIB, et les exportations à haute valeur ajoutée. De plus, elle a une capacité unique d’absorber et de diffuser la technologie et de placer le système de production nationale sur un espace de produits plus complexes. Par exemple, grâce à l’industrie, la Chine a pu réaliser en moins de 10 ans un doublement de son PIB par habitant, sans compter les centaines de millions d’emplois créés par son économie.
Un legs industriel qui s’est effrité au fil du temps
Au Sénégal, le premier code des investissements date de 1962, et visait directement la promotion de l’activité manufacturière. Un ministère dédié (Ministère du Développement Industriel et de l’Artisanat) a été mis en place, à côté d’un impressionnant dispositif institutionnel (la SONEPI, les zones franches industrielles, etc.) visant la promotion industrielle. Bien avant l’indépendance, le Sénégal qui abritait la capitale de l’empire colonial français regroupait également l’essentiel de l’infrastructure de base de l’Afrique occidentale française, incluant le port, l’aéroport et une bonne partie du réseau routier et ferroviaire. Il monopolisait également la majeure partie de l’industrie de transformation des matières premières, dont l’exploitation constituait l’épine dorsale de l’économie de traite.
A l’indépendance, deux phénomènes se sont conjugués pour enclencher le déclin de la base industrielle nationale, qui se révélera irréversible avec le temps :
a) Les pays nouvellement indépendants de la France se sont vite attelés à développer leur propre activité manufacturière, et ont, de ce fait, érigé des barrières commerciales pour protéger leur propre industrie.
b) Le Sénégal a mis en place un système inefficace de promotion des industries dites naissantes, à travers un système de protection, sans aucune contrepartie de la part des bénéficiaires, largement subventionné par le consommateur.
A mon avis, cette deuxième raison a été plus déterminante dans la disparition de l’activité manufacturière sénégalaise, puisqu’autrement rien n’empêchait le tissu industriel sénégalais de se redéployer vers le marché mondial, plus grand et offrant des débouchés quasi-illimités pour la plupart de ses produits d’exportation de l’époque. Avant la dévaluation, la plupart des sous-secteurs du secteur manufacturier sénégalais avaient connu une baisse substantielle de leur valeur ajoutée et de leurs exportations. Entre 1984 et 1993, le textile a enregistré une croissance annuelle négative de plus de 5%, contre une croissance de -13.5 % pour l’huilerie et de -15.8% pour la confection. L’après-dévaluation a permis d’enregistrer un boom du secteur manufacturier, mais qui est largement tiré par des produits caractérisés soit par leur faible niveau de complexité (comme la pêche), soit par l’existence de marchés captifs (comme l’industrie chimique), mais il ne s’est jamais vraiment remis de sa léthargie.
L’équation de la dé-industrialisation précoce
Le secteur industriel (l’activité manufacturière) a toujours été l’ascenseur qui permet aux pays pauvres de s’inscrire dans une dynamique de croissance du revenu par tête, de génération d’emplois de qualité et, par ricochet, de réduction de la pauvreté. Les pays d’Europe de l’ouest, l’Amérique du Nord, jusqu’aux pays émergents d’Asie du Sud-Est, ont tous emprunté la même voie de l’industrialisation, boostant à la fois le PIB par tête et les emplois. Mais il semble que depuis l’émergence de la Chine, l’ascenseur ne semble plus fonctionner pour les pays pauvres. L’histoire économique contemporaine nous enseigne qu’au fur et à mesure qu’un pays se développe, la part du secteur manufacturier dans le PIB et dans l’emploi total augmente, finit par atteindre un pic et commence à décroitre. Ce qui est paradoxalement observé de nos jours c’est que ce pic d’industrialisation est atteint par les pays en développement, pour des niveaux de revenu plus faibles. De plus, les pics eux-mêmes correspondent à des niveaux de valeur ajoutée rapportés au PIB et d’emplois manufacturés rapportés à l’emploi total, plus faibles.
Les causes profondes de ce déclin de la part du secteur manufacturier dans le PIB et dans l’emploi des pays en développement sont à rechercher dans les importantes mutations que le secteur industriel a connues à l’échelle internationale. Désormais, il existe des chaines globales de valeur qui contrôlent les systèmes de production et de commercialisation internationales des biens et services. Pour la plupart des produits manufacturés, le cycle de production est devenu fragmenté avec la participation de beaucoup de pays à la réalisation du produit final. L’exemple le plus frappant est celui de lphone, où différents compartiments du produit sont réalisés dans différents pays et le logiciel aux USA. Les écosystèmes de production et de distribution mettent en jeu des acteurs localisés dans différents pays, par de simples relations de sous-traitance. Chacun des acteurs participants doit obéir à des exigences de qualité et de coûts, auxquelles beaucoup de pays africains ne peuvent pas répondre.
La nécessaire maitrise des coûts de production
Si le Sénégal, à l’instar des autres pays africains, n’a jamais pu intégrer les chaines globales de valeur, c’est qu’ils ont toujours connu des difficultés à se conformer aux normes de qualité, mais surtout celles liées à la maîtrise des coûts de production. Le Sénégal est le troisième pays au monde avec la législation du travail la plus défavorable à l’entreprise. Sur un échantillon de 189 pays, il se classe à la 187e position, derrière la France. Le coût du travail (salaire rapporté à la productivité) est parmi les plus élevés au monde. Les services d’infrastructure (eau, électricité, route, etc.) sont également onéreux et de qualité qui laisse souvent à désirer. En outre la qualité de la bureaucratie reste très améliorable, en particulier, la qualité des services aux entreprises privées. Les institutions restent fragiles, avec une forte probabilité de revirement des règles du jeu, notamment celles gouvernant les affaires. Ces facteurs conjugués font qu’il est plus profitable et beaucoup moins risqué pour tout investisseur de se diriger vers les pays avec un environnement des affaires plus amical vis-à-vis des entreprises. Ce qui fait qu’en dehors du secteur informel, il n’y a que les activités relativement abritées de la concurrence mondiale qui réussissent à survivre dans cet écosystème particulièrement hostile pour l’entreprise privée.
Vouloir corriger toutes les distorsions de prix affectant les facteurs de production au Sénégal relèverait d’une gageure, tant les investissements et les réformes impliqués sont énormes, sans compter les conflits sociaux pouvant découler de toute velléité de réformer le statuquo. Les parcs industriels pourraient constituer des espaces idéaux pour, à une échelle réduite, mettre en place le système d’incitation adéquat pour un écosystème plus dynamique de l’entreprenariat privé. Cela suppose qu’au préalable les modes opératoires des parcs soient repensés pour les rendre plus opérationnels.*
Ahmadou Aly Mbaye
Professeur d’Economie et de Politiques Publiques
Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD)