Par Dr Abdourahmane Diouf
La taxe à l’exportation est un droit payé par un exportateur pour écouler son produit à l’étranger. Cela peut paraitre paradoxal tant nous sommes enclins, en Afrique, à exporter nos produits bruts. Payer une taxe pour vendre n’est pas dans notre logiciel mental et ne correspond pas à nos politiques commerciales de l’indépendance à nos jours.
Destin industriel étouffé
Le colonisateur a structuré nos économies en fonction des besoins de son marché intérieur. Le Sénégal a fait des arachides, la Côte d’ivoire du cacao, le Bénin du coton etc. Le colonisateur a travaillé pour un double objectif au moins. D’abord, pour s’assurer de l’approvisionnement de son marché intérieur en produits bruts, non transformés. Ensuite, pour garantir l’écoulement de ses différentes ressources d’une colonie à l’autre. Tout était dans la maitrise des chaines de valeur pour transformer les ressources brutes au niveau de la métropole, au service de son industrie nationale. A l’appui, une « règle » économique hautement stratégique est transposée dans le commerce international pour confiner les colonies au statut d’exportateur brut. Cette règle est la progressivité des droits de douane. Elle postule que le produit brut est exporté en franchise de droits de douane et sans quotas. Il ne paye donc pas de taxe et ne connait aucune limitation sur les quantités exportées. Plus le produit est transformé, plus les droits de douane sont élevés. Ce qui fait, à titre d’exemple, que vendre le coton sera moins taxé que vendre du tissu qui est encore moins taxé qu’une chemise finie. L’Europe s’en réjouissait. Elle garantissait son stock de matières premières. Elle s’industrialisait. L’Afrique s’en accommodait, quasi heureuse de n’avoir « rien à faire » pour écouler ses produits. Cet état de fait est le point de départ d’une Afrique sans unités de transformation et sans industries. Le constat est toujours le même au moment de l’entrée en vigueur de la ZLECAF.
Option libérale ouverte
Le débat sur l’autorisation ou non d’imposer des taxes à l’exportation a toujours été vif à l’OMC. La libéralisation y étant le principe, les restrictions à l’exportation, en quantité et en droits et taxes peuvent être présumées interdites. Mais c’est sans tenir compte de l’évolution du commerce mondial et de la nouvelle place des pays en développement. Hors Afrique, beaucoup d’anciennes colonies ont pris conscience de la nécessité de renverser les paradigmes pour se positionner en nations industrielles. Elles ont défendu leurs positions dans les enceintes mondiales avec succès. L’Europe, de son côté, continue de mener son combat de principe pour rester le réceptacle légitime de matières premières importées. Un pays comme le Japon a défendu l’interdiction des taxes à l’exportation comme l’Europe, mais pour des raisons différentes. Il a fait valoir qu’il a des besoins alimentaires spécifiques qui font que tous droits supplémentaires sur ses importations pourraient lui porter préjudice. L’Afrique n’a pas été très présente dans ses débats, en partie à cause de la difficulté à harmoniser une position commune. Le débat sur un nécessaire positionnement des pays africains les rattrape avec la mise en œuvre de la ZLECAF.
Positions bilatérales suicidaires
En général, et on n’y fait pas toujours attention, les relations commerciales multilatérales (OMC) protègent mieux les pays africains que les relations bilatérales directes. Le multilatéral postule le consensus. Le bilatéral laisse plus de place à la pression et à des accords déséquilibrés. L’Europe n’a pas pu faire valider le principe de l’interdiction des taxes à l’exportation à l’OMC. Elle va le valider dans l’APE, qui reste encore et toujours la brèche. L’article 13 de l’APE UE/CEDEAO dispose que les pays d’Afrique de l’ouest n’ont pas le droit de créer de nouvelles taxes à l’exportation ou d’augmenter celles déjà existantes. Si dans des circonstances exceptionnelles – ce qui reste quand même une simple exception -, ils voudraient le faire pour des raisons de développement industriel local, ils ne pourront y recourir que de façon temporaire, dans des proportions très limitées, et surtout après consultation avec l’UE. Cela pose trois problèmes au moins. D’abord, il est accepté le principe de l’interdiction des taxes à l’exportation ; ce qui est un continuum colonial sans prise sur les besoins actuels de l’Afrique. Ensuite, les circonstances exceptionnelles qu’il faut évoquer dépendent en partie de l’appréciation de l’UE ; ce qui péjore la souveraineté commerciale des pays africains. Enfin, le déploiement de ces taxes à l’exportation est limité dans le temps ; ce qui pourrait signifier l’absence d’un besoin de transformation structurelle de l’économie.
Ambition industrielle à assumer
Dans le cadre de la ZLECAF, le principe de la taxe à l’exportation est acquis. Les États parties peuvent réguler les droits à l’exportation ou les impositions sur les exportations ayant un effet équivalent sur les marchandises originaires de leurs territoires. Ils peuvent le faire suivant un principe de non-discrimination entre pays africains. Cette disposition est complétée par le principe de la protection des industries naissantes. On peut en conclure que protéger les industries à travers des droits de douane supplémentaires est admis et que l’industrialisation des économies est au cœur de la ZLECAF. Mais deux points méritent d’être soulignés ici.
D’abord, il est à noter que les principes ci-avant énoncés sont intracommunautaires. Les pays membres de la ZLECAF se protègent entre eux, pour développer leurs industries naissantes nationales. Cela est légitime et stratégique si la tendance ne sera pas au protectionnisme déguisé entre pays africains. On aurait pu espérer des dispositions moins permissives qui favorisent l’impulsion de chaines de valeurs continentales réelles pour un développement industriel. La pratique ira peut-être dans ce sens pour s’arrimer aux grandes stratégies industrielles concoctées par les bailleurs africains autour du secteur privé.
Ensuite, il n’est pas explicitement mentionné le principe de la protection des industries africaines vis-à-vis des tiers, pays et groupes de pays en dehors de la ZLECAF. Cela aurait été pertinent et stratégique. Les règles de protection légitime doivent avoir un caractère communautaire, obligatoire et s’adosser à toutes les stratégies de développement des industries et des infrastructures impulsées par l’Union africaine et les organisations économiques régionales.
La mise en œuvre de la ZLECAF est le moment ou jamais pour l’Afrique de renverser les paradigmes classiques des échanges commerciaux internationaux. A sa décharge, l’Afrique n’a pas participé à l’élaboration de la plupart des règles qui régissent son économie. Mais l’excuse n’est plus valable. Le volontarisme politique, le développement du droit et des règles communautaires, la prise en charge du commerce continental à travers la ZLECAF sont des instruments favorables à l’édiction de règles propres, situationnistes et protectionnistes si nécessaires. Cela ne veut pas dire qu’elle se déconnecte du monde. Elle en reste une actrice majeure dont la contribution est acceptée et les intérêts commerciaux reconnus.