Par:Hippolyte Fofack
Quelque chose ne va pas dans l’architecture financière mondiale, quand les taux d’emprunt des pays africains sont huit fois plus élevés que ceux de l’Allemagne.
Le risque inutilement élevé de défaut de paiement anéantit les tentatives de création d’emplois de l’Afrique. Il est grand temps de mettre en place un système plus juste et plus équitable, dans l’intérêt non seulement de l’Afrique, mais aussi de l’Europe.
En réponse à la récession économique précipitée par la pandémie du Covid-19, les pays ont fortement augmenté leurs dépenses publiques. En conséquence, les niveaux de la dette souveraine ont partout augmenté. Parmi les économies en développement, la dette publique (intérieure et extérieure) a augmenté de plus de 40 % pour atteindre 26 900 milliards de dollars en 2019-2020. Le nombre de pays dont la dette publique dépasse 60 % du PIB est passé de 45 à 71 au cours de la même période, soit la hausse la plus rapide jamais enregistrée en une seule année.
Au-delà du partage des bénéfices de la prospérité mondiale, une architecture financière mondiale réformée renforcera la capacité des pays d’Afrique à relever les défis mondiaux tels que le changement climatique.
Depuis lors, le risque de crise de la dette dans les pays du Sud – et en particulier en Afrique, où les paiements d’intérêts sur la dette extérieure sont devenus l’un des principaux postes de dépenses des budgets nationaux – domine les discussions au sein des organisations internationales.
Cela étant, pour l’Afrique, depuis des décennies, la menace disproportionnée d’une crise de la dette est en grande partie la conséquence d’inégalités profondément enracinées dans l’architecture financière internationale. Ces disparités ont, pendant des années, soumis les entités souveraines et les entreprises africaines à des taux d’emprunt qui écrasent la croissance et ne tiennent pas compte des réalités des risques.
Les effets de ce déséquilibre sont considérables : ils exacerbent la crise climatique en Afrique, réduisent les investissements dans les infrastructures favorisant la croissance, empêchent la diversification des sources de croissance, compromettent l’expansion des possibilités d’emploi et aggravent les déséquilibres extérieurs.
Malgré plusieurs décennies d’engagement soutenu auprès des institutions de Bretton Woods, 33 pays africains sont classés parmi les moins développés du monde, selon les Nations unies. Dans les pays subsahariens, seuls trois millions de nouveaux emplois sont créés chaque année, alors qu’il en faudrait 18 millions par an pour absorber les nouveaux arrivants sur le marché du travail.
L’Afrique, un coupable désigné ?
Ces inégalités donnent lieu à des défis mondiaux qui, en l’absence d’une réforme majeure du système financier international favorisant l’égalité d’accès à des financements abordables, ne feront que s’aggraver au fil du temps, notamment l’escalade de la crise climatique et l’augmentation des niveaux de migration transfrontalière induite par la pauvreté.
Lors de la dernière réunion du FMI, en octobre 2023 à Marrakech, la directrice générale du Kristalina Georgieva a récapitulé les difficultés auxquelles sont confrontés les pays du Sud :
« J’entends les appels légitimes des pays africains, et pas seulement des pays africains, mais aussi des pays du monde entier qui croulent sous les dettes. Il est particulièrement douloureux de constater que certaines de ces dettes sont dues à des chocs climatiques, à un problème que ces pays n’ont pas contribué à créer. »
En début d’année 2024, le Fonds a appelé à une coordination multilatérale plus efficace et à une résolution de la dette pour éviter le surendettement face aux progrès limités vers un cadre global de restructuration de la dette qui garantisse l’engagement de tous les créanciers, tant publics que privés.
De toute évidence, les défis liés à la viabilité de la dette dans les pays du Sud devraient dominer les discussions lors des prochaines réunions de printemps de la Banque mondiale et du FMI (du 17 au 19 avril). Et l’Afrique sera probablement désignée comme le principal coupable, même si les pays de la région ont adopté, au plus fort de la récession pandémique, les mesures de relance budgétaire ou monétaire les moins expansives.
Plus que toute autre région du monde, l’Afrique a été lésée par l’architecture financière internationale issue de la conférence de Bretton Woods de 1944.
Environ 60 % des pays identifiés par le FMI comme étant en situation de surendettement ou risquant de l’être sont africains. Pour ne rien arranger, les quatre pays qui ont fait défaut sur leur dette extérieure se trouvent tous en Afrique (Tchad, Éthiopie, Ghana et Zambie).
Cependant, aujourd’hui, le risque disproportionné de défaillance souveraine auquel sont confrontés les pays africains n’est pas le reflet de leur inclination fiscale, ni de mauvaises pratiques en matière de politique macroéconomique, ni le résultat de largesses gouvernementales en réponse à la pandémie ou à la crise climatique.
Selon le Fiscal Monitor du FMI, les pays africains ont collectivement dépensé 60 milliards de dollars dans le cadre de leurs réponses à la crise Covid-19 (par le biais d’aides de trésorerie et de recettes non perçues), un total dérisoire comparé aux niveaux record de ressources déployées par l’Union européenne et les États-Unis.
L’exemple de l’Éthiopie
À partir de 2020-2021, l’UE a accordé une aide d’urgence aux pays membres pour un montant de 4,27 milliards $, tandis que les États-Unis ont accordé 5,8 milliards $ au cours de la même période. Dans ce dernier cas, le soutien exceptionnel a contribué à soutenir l’expansion économique, la croissance du PIB américain atteignant un taux annualisé de 4,9 % et de 3,3 % au cours des deux derniers trimestres de 2023, respectivement. En outre, les États-Unis devraient être l’économie avancée à la croissance la plus rapide en 2024, avec un PIB qui devrait augmenter de 2,1 %.
En revanche, les pays africains, qui ne pouvaient tout simplement pas se permettre le même niveau de soutien, n’ont pas encore retrouvé leur croissance tendancielle d’avant la pandémie.
L’Éthiopie, qui a été le dernier pays africain à faire défaut sur sa dette extérieure, illustre clairement l’inégalité persistante de l’architecture financière internationale et les conséquences économiques de ce déséquilibre.
Après deux décennies d’expansion économique vigoureuse qui ont régulièrement permis à l’Éthiopie de figurer parmi les économies à la croissance la plus rapide au monde, la croissance du pays s’est nettement ralentie au cours des dernières années. Le FMI prévoit une hausse de 6,2 % du PIB en 2024, ce qui est très fort pour un pays confronté à une crise de la dette, mais bien en deçà de la croissance annuelle de 10,8 % que l’Éthiopie a connue en moyenne entre 2005 et 2014.
L’Éthiopie constitue une étude de cas particulièrement intéressante car elle a fait défaut sur sa dette extérieure alors que son ratio dette/PIB, la mesure conventionnelle utilisée pour évaluer le niveau d’endettement d’un pays, était relativement bas, à environ 33 %, contre une moyenne continentale de 61 %.
Ces chiffres contrastent avec les ratios des économies avancées, où la croissance des engagements souverains au cours des dernières années a été stupéfiante. Par exemple, le ratio dette/PIB du Royaume-Uni dépasse 101 %, tandis que celui de l’Italie s’élève à 137,9 %. Les moyennes pour les États-Unis et l’UE sont respectivement de 122 % et 89,8 %. Bien que la population de l’Afrique soit plus de deux fois supérieure à celle de l’Europe, sa dette combinée (intérieure et extérieure) s’élève à 1,8 trillion de dollars, soit une fraction des 14,1 trillions de dollars de l’UE.
Une dette exprimée en devises
Et pourtant, malgré l’ampleur de leur dette souveraine, aucune nation européenne ne figure sur la liste des pays qui risquent d’être ou sont déjà en situation de surendettement.
Cela s’explique en partie par le fait que la plupart des pays européens continuent de bénéficier d’une notation de qualité. Cela leur a permis d’emprunter à des taux d’intérêt disproportionnellement bas, même face à un resserrement monétaire sans précédent.
Les pays africains empruntent en moyenne à des taux près de quatre fois supérieurs à ceux des États-Unis et près de huit fois supérieurs à ceux de l’Allemagne.
La viabilité apparente de la dette, invariable dans le temps, dont bénéficient les économies avancées est également due au fait que ces pays peuvent accéder aux marchés internationaux des capitaux dans leurs monnaies nationales.
Ils ne sont donc pas exposés aux risques de change associés au « péché originel » de l’économie mondiale, alors que les marchés en développement n’ont pu, historiquement, placer des obligations en dollars américains auprès d’investisseurs internationaux. Aujourd’hui, plus de 95 % de la dette africaine est émise en devises, le dollar représentant à lui seul plus de 70 %.
Au cours des dernières années, ce « péché originel », associé à un resserrement monétaire agressif et au renforcement du dollar, a exacerbé les problèmes de gestion macroéconomique et de viabilité de la dette de l’Afrique.
Outre les sorties de capitaux désordonnées à grande échelle déclenchées par le cycle de resserrement monétaire de la Réserve fédérale américaine, la forte appréciation du dollar par rapport aux monnaies africaines a considérablement augmenté les coûts du service de la dette extérieure dans toute la région. Selon la Banque mondiale, les pays africains ont dépensé un montant record de 112,3 milliards $ pour assurer le service de leur dette extérieure en 2022.
L’incidence d’une forte dépréciation de la monnaie locale sur la vulnérabilité de la dette est ressentie par tous les pays africains, qu’ils soient petits ou grands. Par exemple, au Nigeria, le naira s’est fortement déprécié, perdant près de 70 % de sa valeur depuis juin 2023.
En conséquence, le service des intérêts sur la dette arrivant à échéance est devenu encore plus difficile, nécessitant des arbitrages budgétaires extrêmement délicats. Les estimations montrent que les paiements d’intérêts pourraient absorber plus de 40 % des recettes du gouvernement nigérian en 2024.
Les paiements d’intérêts devenant l’un des principaux postes de dépenses des budgets nationaux, les gouvernements ont dû réduire d’autres dépenses essentielles, y compris des initiatives cruciales en matière d’investissements sociaux et publics. Cela ne manquera pas de compromettre les perspectives de croissance et d’exacerber les taux de chômage et de pauvreté.
Les retombées de l’inégalité
Cette modification de la composition des dépenses publiques au détriment de l’investissement public est très coûteuse, en particulier dans une région où les entrepreneurs ont depuis longtemps désigné le déficit chronique des infrastructures comme un obstacle majeur à la croissance.
Cette situation a constamment entravé les efforts du gouvernement pour attirer les investissements privés afin d’accélérer la diversification des sources de croissance, ce qui permettrait d’accroître les possibilités d’emploi et de renforcer les bases de la viabilité des finances publiques et de la dette.
La dette extérieure totale de l’Afrique reste marginale et ne pose aucun risque systémique pour le système financier international. Mais il est naïf de penser que les conséquences de l’inégalité inhérente au système financier international actuel resteront à jamais confinées à l’Afrique.
Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 292 000 migrants africains sont entrés en Europe en 2023, contre plus de 189 000 en 2022.
De plus en plus de migrants appauvris fuient l’Afrique à la recherche de meilleures opportunités économiques à l’étranger, au péril de leur vie. Toujours selon l’OIM, 3 968 migrants africains sont morts ou ont disparu en tentant de traverser la Méditerranée l’année dernière. En mars 2024, au moins 60 personnes sont mortes alors qu’un bateau s’est perdu en mer pendant une semaine après avoir quitté la Libye.
Les tentatives de création d’une « forteresse Europe » avec des « mers sans petits bateaux », gardées par des barbelés et des patrouilles côtières n’ont pas dissuadé le nombre croissant de jeunes Africains de fuir leur pays, où ils sont confrontés à la pauvreté, à l’insécurité et au chômage.
Tout cela est exacerbé par les répressions financières qui limitent l’espace fiscal et imposent des compromis impossibles aux gouvernements qui doivent choisir entre élargir les opportunités pour les jeunes qui entrent chaque année sur le marché du travail et servir leurs créanciers extérieurs.
Certaines institutions prennent des mesures dans la bonne direction pour alléger le fardeau de la dette des pays à faible revenu. Le G20, par exemple, a ajouté une disposition aux contrats de dette qui permettrait aux pays surendettés de repousser les échéances.
Pour des règles plus équitables
D’autres institutions multilatérales de financement du développement augmentent les subventions accordées aux pays endettés. Il s’agit là de mesures bienvenues qui, espérons-le, permettront aux pays d’attirer, à une échelle suffisante, les capitaux privés nécessaires pour accélérer la diversification des sources de croissance et de commerce et relever les défis croissants du chômage et du changement climatique.
Mais il faut faire davantage sur le plan structurel pour alléger le fardeau de la dette et remédier aux perceptions asymétriques du risque afin d’égaliser l’accès à des capitaux abordables et patients.
Les réformes à venir devraient inclure la fixation d’une limite supérieure aux paiements d’intérêts, en s’inspirant de l’accord de Londres de 1953 sur la dette de guerre de l’Allemagne. Cet accord limitait à 5 % le montant des recettes extra-portuaires pouvant être consacrées au service de la dette extérieure (publique et privée) afin de ne pas compromettre les efforts de redressement et de reconstruction de l’Allemagne.
En Afrique, les dépenses d’intérêt ont dépassé 10 % des recettes d’exportation dans plus de 18 pays. Cette réforme devrait également mettre l’accent sur la modernisation du système obsolète des droits de tirage spéciaux (DTS, l’unité de compte du FMI).
L’allocation des DTS devrait prendre en compte le poids de la population et tenir compte à la fois des vulnérabilités des pays et des externalités négatives de la croissance économique alimentée par les moteurs à combustion.
Malgré plusieurs décennies d’engagement soutenu auprès des institutions de Bretton Woods, 33 pays africains sont classés parmi les moins développés du monde, selon les Nations unies.
Le système d’allocation actuel, qui repose sur les quotes-parts de chaque pays membre, est marqué par un lourd héritage colonial et pénalise les pays à faible revenu et à faible consommation d’énergie qui polluent moins que leurs homologues des marchés développés, ce qui renforce encore les inégalités du système financier international.
Après l’apparition de la pandémie de grippe aviaire et l’avalanche de dégradations des notes de crédit, qui ont rendu encore plus difficile la réponse des pays africains aux conséquences sociales et économiques de la crise, le président français Emmanuel Macron a appelé à des règles de financement « plus équitables » pour la région.
Il est urgent de réformer le système à ce stade critique, afin de mettre en place un système financier mondial adapté à notre monde moderne et multipolaire et qui serve tous les pays de manière égale.
Au-delà du partage des bénéfices de la prospérité mondiale, une architecture financière mondiale réformée renforcera la capacité des pays d’Afrique à relever les défis mondiaux tels que le changement climatique, la fragmentation économique et politique et les pressions migratoires, afin de préserver des vies plus précieuses.
Hippolyte Fofack, membre de la Global Federation of Competitiveness Councils (GFCC) et chercheur associé au Harvard University CAS, a été économiste en chef et directeur de la recherche d’Afreximbank.
Le Magazine de l’Afrique