Le monde selon Tidjane Thiam

Le grand financier Tidjane Thiam, aujourd’hui président exécutif de la société d’investissement Freedom Acquisition, apporte sa vision des différents visages de l’Afrique. Son credo, miser davantage sur le capital humain du continent.

Avec vous, la difficulté de l’exercice est qu’il y a une question de prisme tant vous êtes protéiformes ! Dites-nous dans quelle phase vous êtes aujourd’hui ?

La situation de chacun d’entre nous est toujours la résultante d’une volonté et de circonstances. Parfois, la volonté l’emporte sur les circonstances et parfois c’est le contraire. Ma carrière a commencé dans le secteur privé, par choix. Je voulais apprendre à connaître en profondeur le monde de l’entreprise, d’où mes années dans le conseil.

Après cela, à la suite du décès du président Houphouët-Boigny fin 1993, j’ai été rappelé en 1994 en Côte d’Ivoire par le président Bédié à la direction du Contrôle des grands travaux (DCGTx). J’ai quitté ma carrière en Occident pour aller faire cela pendant quelques années, très gratifiantes. J’y ai beaucoup appris et, je l’espère, un peu apporté aussi au pays. Les circonstances, à nouveau, ont voulu qu’il y ait un coup d’État en Côte d’Ivoire, fin 1999.

Les péripéties associées à cet événement m’ont ramené en Occident et dans le conseil. En 2002, J’ai été appelé par un chasseur de têtes qui m’a proposé un poste de haut niveau à la City, à Londres, chez Aviva. Je l’ai accepté parce que c’était vraiment intéressant et que Richard Harvey, pour qui j’allais travailler, était quelqu’un de tout à fait extraordinaire. Quelques années plus tard, en 2007, un autre groupe d’assurances, Prudential, m’a ensuite appelé et j’en suis devenu le directeur général de 2009 à 2015, comme par la suite chez Crédit Suisse. Tout cela est déjà plus ou moins connu.

J’entre aujourd’hui dans la seconde moitié d’une carrière commencée en 1986. Après 36 années passées à la fois dans le secteur public et dans le secteur privé, je suis aujourd’hui dans un moment de pause et de réflexion, mais aussi d’engagement puisqu’il a coïncidé avec la crise de la Covid-19, dans laquelle j’ai été amené à jouer un rôle.

Aujourd’hui, j’ai un portefeuille d’activités qui toutes me passionnent. J’ai des activités commerciales avec ma société Freedom Acquisition Corporation, ou j’ai levé 345 millions de dollars, le conseil d’administration de Kering qui possède des marques comme Gucci, Yves-Saint-Laurent, Boucheron, Balenciaga et dont je préside le comité d’audit. Et plus généralement, j’ai un rôle de mentor puisque certains entrepreneurs ont parfois la gentillesse de me demander conseil et je suis toujours très heureux d’échanger avec eux.

J’ai également un certain nombre d’activités plutôt de l’ordre de missions de service public. Ainsi, je suis consulte sur diverses questions par des chefs d’État et des gouvernements. J’aide le président Kagamé et le Rwanda à faire de Kigali un centre financier international. J’appartiens à un certain nombre de think tanks comme le Council of Foreign Relations à Washington. Je mène aussi des missions plus ponctuelles comme ma participation en 2020, à la demande de David Malpass, patron de la Banque mondiale, au comité qui a désigné le nouveau directeur général de la SFI, Makhtar Diop. Le sport est une de mes passions et j’ai le grand bonheur et l’honneur d’avoir été élu membre du CIO (Comité international olympique).

Bref, je ne chôme pas !

Comment résumer un parcours extrêmement riche et varié et lui donner ce « retour d’expérience » qui peut servir à assurer une cohérence pour vous et pour les autres, notamment en Afrique ?

Je suis né en Afrique. Génétiquement et culturellement, je suis Africain. Je n’ai jamais mis ma culture dans ma poche, ce qui a un coût que j’assume. Je ne me suis jamais privé dans mes déclarations publiques de faire abondamment référence à ma culture africaine. Tous ceux qui ont travaillé avec moi connaissent un certain nombre de proverbes ivoiriens ou sénégalais qui sont devenus d’usage courant pour eux.

Après les années passées en Côte d’Ivoire a la tête de la DCGTx puis du BNETD et les nombreux projets réalisés pendant cette période, je n’ai jamais cessé de mener une action pour l’Afrique. J’ai eu l’honneur en 2003-2004 d’être associé par le Premier ministre Tony Blair à la Commission pour l’Afrique, ce qui a vraiment été un moment très important. Ces travaux ont conduit plus tard au G8 de Gleneagles et à toutes les remises de dette qui ont impulsé la croissance africaine dans les années 2010. Je suis fier d’avoir pu prendre part à cela.

J’ai eu le plaisir, chez Prudential, qui n’était pas présent en Afrique avant mon arrivée, de créer Prudential Africa. Amateur de football, je regardais la CAN il y a quelques semaines et j’y ai vu les publicités de Prudential Africa se dérouler, ce qui m’a procuré une certaine satisfaction. Je n’ai pas pu m’empêcher d’envoyer un message à Matt Lilley, que j’avais nommé à l’époque patron de Prudential Africa, car la petite discussion que nous avions eue dans mon bureau à Londres a eu un impact sur la réalité. Mais je ne veux pas multiplier les exemples…

 Vous êtes l’interlocuteur des grands de ce monde. Qu’apprend-on quand on est à ce niveau le plus élevé et qui n’est pas forcément accessible au reste des Africains ? Qu’y voit-on en matière de prise de décision, de méthodes, de grilles de lecture ?

Une des choses que cette expérience vous apprend est pour moi la permanence et l’importance de l’élément humain dans tout ce que nous faisons. J’ai eu une formation de base scientifique mais je dois reconnaître que j’ai beaucoup évolué par rapport à mes convictions de début de carrière. Je croyais alors, comme beaucoup de gens qui ont ce type de formation, aux équations. Ma foi dans les équations n’a fait que décroître depuis et ma prise de conscience de l’importance de l’élément humain dans tout ce qu’on fait n’a elle fait que croître. Au bout du compte, on ne peut agir qu’au travers des hommes et des femmes, leur conviction, leur motivation, ce que les Anglo-Saxons appellent hearts and minds. Malheureusement, dans les formations classiques de type cartésien, on nous apprend surtout à parler au mind – au cerveau – et pas du tout au heart c’est-à-dire au cœur, aux tripes. À la fin des fins, les gens n’agissent et ne sont mus que par les émotions, par le cœur.

J’adore cette anecdote très connue et presque galvaudée de John Fitzgerald Kennedy visitant la NASA quand elle préparait la mission vers la Lune. Rencontrant un balayeur, il s’arrête et lui demande : « Et toi, que fais-tu ? » Le balayeur lui répond : « Monsieur le Président, je contribue à mettre un homme sur la Lune ! » Ce sens d’une mission et d’une vision est vraiment très important. Grand bien leur fasse, les êtres humains ne sont finalement motivés que par ce genre de choses. C’est cela que j’ai appris.

Le Magazine de l’Afrique

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