MOUBARACK LO Statisticien Economiste « Bâtir des triangles de croissance et des aires de co-émergence »

L’émergence des pays africains ne sera pas une utopie malgré les conséquences de Covid-19, lesquelles vont aggraver la dette du continent. Quant à l’économie marocaine, elle fait preuve de résilience. Explications avec Moubarack Lô, Senior Fellow au Policy Center for the New South et actuellement Directeur Général du Bureau de Prospective Economique au Secrétariat général du Gouvernement du Sénégal

 

A votre avis, le Covid-19 a-t-il compromis l’émergence des Etats du continent ? Si oui, quels sont les mécanismes et mesures qu’il faut mettre en place pour que cette émergence soit une réalité ?

Disons que la Covid-19 a ralenti quelque peu la marche sur le chemin de l’émergence que plusieurs pays avaient fermement emprunté au cours des dernières décennies passées. La croissance a baissé dans la quasi-totalité des pays africains, comme partout ailleurs dans le monde, avec une contraction de 2,1% du PIB continental, d’après les estimations de la Banque africaine de développement. Il en est de même pour les investissements productifs qui doivent préparer la transformation structurelle du continent et favoriser l’accélération de son industrialisation et de son insertion réussir dans l’économie mondiale. Selon la CNUCED, les investissements directs étrangers à destination de l’Afrique ont chuté de -18% en 2020 par rapport à 2019, moins que le mouvement de recul au niveau mondial qui a atteint -42% d’une année sur l’autre.

Au surplus, l’exécution budgétaire a partout été marquée par une réduction des recettes fiscales et non fiscales, concomitamment avec un besoin supplémentaire de dépenses publiques pour soutenir la résilience économique et amoindrir l’impact négatif de la Covid-19 sur la pauvreté des ménages. C’est la raison pour laquelle, les bailleurs de fonds ont décidé, dès le milieu de l’année dernière, d’accorder, à 38 pays africains, un moratoire sur les intérêts de la dette extérieure, pour un montant global estimé à 2 milliards de dollars. Ce moratoire a été renouvelé pour 2021.

Malgré tout, les pays africains conservent toutes leurs chances pour réussir l’émergence dans les prochaines années. A cet effet, ils doivent particulièrement s’évertuer à maintenir les efforts de réformes structurelles pour lever les handicaps qui empêchent le tissu productif de se développer, tout en mettant en œuvre des investissements ciblés d’attrait et d’accompagnement des investissements dans les différents secteurs à valeur ajoutée.

L’économie marocaine a fait preuve de résilience face à la crise sanitaire selon des analystes. Peut-on parler de l’exception marocaine ? Si oui, quels sont les facteurs ou éléments qui ont contribué à cette résilience ?

L’économie marocaine a beaucoup souffert de la crise Covid-19, car, selon les données provisoires du Haut-Commissariat du Plan (HCP), elle aurait connu une récession, plus sévère que prévue, de -7,1 % en 2020, contre une croissance positive du PIB de +2,5 % en 2019 et de +3,1 % en 2018. Néanmoins, le HCP anticipe une reprise de l’activité en 2021, avec une croissance projetée à +4,6%, sous l’effet notamment de la production agricole qui croît vite depuis le début de l’année. En revanche, les autres secteurs ne progressent que timidement depuis janvier, et il faudra sans doute compter sur la levée progressive des restrictions liées à la Covid-19 pour espérer obtenir une relance plus forte des activités secondaires et tertiaires au Maroc, ainsi que des exportations qui ont été fortement éprouvées pendant l’année 2020 (-7,5% en un an), en particulier pour ce qui concerne les métiers mondiaux du Maroc (-29% dans l’aéronautique par exemple).

Dans la configuration de post Covid, quel pourrait être le rôle ou l’apport du Maroc dans le commerce intra-africain dans la perspective de la ZELCAF ?

La réussite de la Zone de Libre-Echange Continental en Afrique (ZLECAF) suppose la levée des restrictions non tarifaires qui persistent dans les différents corridors de commerce sur le continent et la mise en place rapide des infrastructures douanières qui vont administrer les facilités accordées par l’Accord. Elle exige également l’amélioration des infrastructures de transport et de logistique dont la disponibilité et la qualité insuffisantes empêchent très souvent les pays africains de commercer entre eux. Elle requiert enfin le développement d’un tissu industriel continental capable de mettre sur le marché une gamme diversifiée de biens échangeables et de servir les besoins des consommateurs africains, tout au long de la chaîne de valeur des produits et services.

Sur toutes ces questions, le Maroc est en mesure de partager son expérience avancée avec les pays africains, et surtout d’être un moteur de la construction des infrastructures d’intégration et de création d’industries et de services répondant à la demande africaine. Cela suppose bien évidemment que le Maroc engage une stratégie opérationnelle appropriée, y compris en reliant intelligemment ses territoires du Sud (d’Agadir à Dakhla) avec le reste du continent, et en entrant en contact avec les milieux d’affaires continentaux, pour bâtir avec les autres pays africains des « triangles de croissance » et des aires de co-émergence, tirant parti des atouts différentiels de chaque pays.

Le préalable d’une telle démarche, c’est la mise à niveau des liaisons terrestres (à travers une autoroute de classe internationale qui relierait Laayoune à Lagos, via les différents pays traversés et qui viendrait se greffer à l’autoroute Lagos-Abidjan, déjà promue), et la mise en place de lignes maritimes régulières sur la côte atlantique (de Tanger au Cap en Afrique du Sud).

Quelle évaluation avez-vous faite de la conférence de Paris sur le financement des économies faite africaines ?

C’est une bonne initiative de mobiliser la Communauté des bailleurs pour les engager à accompagner les efforts de relance économique entrepris par les pays africains. Certaines annonces ont été faites, dont le plaidoyer pour l’augmentation des nouveaux de Droits de Tirage Spéciaux (DTS) au niveau du FMI et l’allocation de 100 milliards de DTS à l’Afrique, au lieu des 33 milliards de DTS programmés, ainsi que la réallocation aux pays africains d’une partie des quotas qui seraient alloués aux pays développés. Mais il ne s’agit que d’annonces et il faudra attendre les prochains mois pour voir si ces annonces seront suivies d’effets.

On a parlé beaucoup de la dette africaine lors de ce sommet. D’aucuns soutiennent qu’il s’agit d’un faux débat comparativement à la dette des Etats Unis ou de la France ou encore des pays de l’Union européenne dans leur ensemble. Qu’en pensez-vous ?

En matière d’endettement, le plus important c’est la capacité du pays à rembourser qui renseigne sur la soutenabilité de la dette et sur la solvabilité du pays. Dans beaucoup de pays riches, la dette dépasse le revenu national, tandis qu’elle représente moins de 70% dans la plupart des pays africains. Cependant, les pays développés ou émergents ont la possibilité d’assurer assez aisément le paiement de leur dette par l’émission de nouveaux bons de trésor et obligations. Les pays pauvres ont moins de marge de manœuvre pour émettre des instruments financiers et les mettre sur le marché, et très souvent le service de la dette vient grever directement les recettes fiscales et contribuer ainsi à évincer les dépenses publiques destinées aux secteurs sociaux et aux infrastructures de base. Le seuil d’endettement tolérable est donc théoriquement et pratiquement beaucoup plus bas.

A Paris, il a été aussi question de l’annulation, de la prolongation du moratoire sur la dette, des DTS, de la bonne gouvernance. Est-ce que l’on est sorti de l’auberge ?

Les annonces faites à Paris pourraient favoriser une sortie plus rapide des pays africains de la crise économique provoquée par la Covid-19 et une relance rapide des activités économiques, si les nouvelles ressources collectées sont utilisées à bon escient. Toutefois, les différentes actions d’appui envisagées ne permettront pas en elles même de résoudre le problème de la dette africaine. L’annulation tant désirée par certains dirigeants africains ne sera sans doute pas retenue, sauf peut-être pour les pays connaissant le plus de difficultés, comme ceux qui sortent de conflits ou vivent des transitions démocratiques. Le scénario le plus probable, c’est celui de la restructuration de la dette, avec une extension des périodes de remboursement, couplée avec une remise d’une partie des intérêts dus.

Aujourd’hui, le vrai « New Deal » (terme utilisé lors de la conférence de Paris), concernant la dette africaine, consisterait en la mise en œuvre d’initiatives beaucoup plus fortes, impliquant la garantie et/ou le co-financement par les bailleurs publics des investissements privés, qu’ils soient directs ou de portefeuille, en Afrique. Le financement public jouerait ainsi son vrai rôle d’effet de levier et de promotion du financement privé qui est la vraie solution pour la prise en charge des énormes besoins d’investissement au sein du continent. En contrepartie, les pays africains doivent redoubler d’efforts et s’engager dans un aggiornamento complet de leur gouvernance économique et de leur stratégie d’endettement, de manière à s’endetter moins et mieux.
Interview  publié dans L’Opinion du Maroc

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