Par Serigne Mbacké SOUGOU, Expert en finances publiques et fiscalité
Introduction générale
La mobilisation des ressources internes constitue l’un des leviers essentiels du développement économique et social du Sénégal, notamment dans ce contexte de surendettement, de contraintes sur l’accès aux marchés financiers internationaux et de mise en œuvre d’un plan de redressement économique et social.
À cet égard, la fiscalité représente un instrument fondamental de financement des politiques publiques et de redistribution équitable des charges publiques. Toutefois, cette fonction est gravement compromise par l’ampleur et la sophistication croissantes de la fraude fiscale.
Aux termes des dispositions de l’article 679 du Code général des impôts (CGI), la fraude fiscale nonobstant les sanctions fiscales y afférentes, constitue une infraction pénale sévèrement sanctionnée.
Au demeurant, force est de constater que les mécanismes contemporains de dissimulation et de réinvestissement des produits de cette fraude excèdent largement le cadre traditionnel du contentieux fiscal. Les auteurs de fraude fiscale recourent de plus en plus à des procédés complexes d’intégration des fonds d’origine illicite dans les circuits économiques et financiers, procédés qui relèvent manifestement des techniques de blanchiment de capitaux.
Les dispositifs législatifs de répression de l’enrichissement illicite et de blanchiment de capitaux en vigueur ne permettent pas de tirer immédiatement les conséquences fiscales des opérations visées notamment en ce qui concerne le recyclage des produits y afférents.
Dans ce contexte, l’absence d’une reconnaissance explicite et cohérente du blanchiment de fraude fiscale comme infraction autonome ou comme infraction sous-jacente clairement définie dans les législations fiscale et pénale sénégalaises apparaît comme une lacune normative majeure. Cette situation limite l’efficacité de la répression, entrave la coopération entre les administrations compétentes et affaiblit la capacité de l’État à identifier et à saisir les produits issus de la criminalité fiscale.
Ainsi, l’introduction dans notre législation de l’infraction de « blanchiment de fraude fiscale» apparaît comme un outil juridique et politique incontournable
- La fraude fiscale et ses mutations : de l’infraction fiscale à la criminalité financière
La fraude fiscale classique consiste à dissimuler des revenus ou minorer volontairement ses bénéfices. Le blanchiment de fraude fiscale, lui, vise un processus plus élaboré : il s’agit de réinjecter dans le circuit légal des fonds obtenus par fraude fiscale, en leur donnant une apparence licite. Cela peut se faire via des sociétés-écrans, des prêts fictifs, des placements immobiliers ou des investissements commerciaux. C’est l’application de la logique du blanchiment d’argent à la fraude fiscale.
La fraude fiscale est la matrice du blanchiment financier. Elle n’est pas un acte isolé. Elle s’inscrit dans un processus structuré où les fonds issus de la fraude sont transférés, dissimulés ou réinvestis dans des activités apparemment légales. Cette mécanique constitue la définition même du blanchiment. Dans plusieurs pays européens, notamment en France, la législation a depuis longtemps reconnu cette continuité logique. Le Code pénal français sanctionne expressément le blanchiment de fraude fiscale, alignant ainsi la lutte contre la criminalité financière sur celle contre la fraude fiscale. Cette approche intégrée a permis de renforcer la traçabilité des flux financiers, d’améliorer la coopération internationale et de consolider la crédibilité de l’administration fiscale. Au Sénégal, le maintien de la distinction entre fraude et blanchiment prive les autorités fiscales et judiciaires d’un levier puissant pour démanteler les circuits de dissimulation.
- Une infraction pénale aux effets économiques majeurs
La fraude fiscale, telle que réprimée par le Code général des impôts, constitue une atteinte directe aux intérêts financiers de l’État. Elle rompt l’égalité devant l’impôt, fausse la concurrence économique et affaiblit la capacité de l’État à assurer ses missions régaliennes et sociales.
Toutefois, la répression classique de la fraude fiscale demeure essentiellement centrée sur la dissimulation de la matière imposable, la manœuvre frauduleuse ou le non-paiement de l’impôt, sans appréhender de manière suffisante le devenir des fonds frauduleusement soustraits.
- L’émergence du blanchiment des produits de la fraude fiscale
La fraude fiscale contemporaine ne se limite plus à une simple omission déclarative. Elle s’inscrit dans des schémas organisés impliquant :
- la création de sociétés écrans ;
- la manipulation des flux financiers ;
- la création de réseaux de complicités avec des agents et décideurs publics ;
- le recours à des circuits internationaux ;
- l’investissement des fonds frauduleux dans l’immobilier, le commerce ou le système bancaire ;
- le recours à des transactions financières non bancaires ;
- l’établissement de fausses factures ;
- la réalisation de montages juridiques et financiers sophistiqués ;
- l’organisation de circuits économiques transfrontaliers.
Ces pratiques traduisent une volonté manifeste de dissimuler l’origine illicite des fonds, caractéristique essentielle du blanchiment de capitaux. La fraude fiscale devient ainsi une infraction génératrice de produits criminels appelés à être blanchis.
- L’état du droit sénégalais : un dispositif encore fragmenté
- La répression de la fraude fiscale par le Code général des impôts
Le CGI sénégalais sévit contre la fraude fiscale et prévoit des sanctions pénales sévères, combinant amendes et peines d’emprisonnement. Cette répression, bien que dissuasive sur le plan théorique, demeure centrée sur l’acte de fraude lui-même, sans prise en compte systématique des opérations ultérieures de dissimulation ou de recyclage des fonds.
- Le blanchiment de capitaux dans la législation pénale
Le Sénégal s’est doté d’un cadre juridique moderne de lutte contre le blanchiment de capitaux, inspiré des normes internationales et communautaires (UEMOA). Ce dispositif repose sur l’incrimination du blanchiment de capitaux fondé sur l’existence d’infractions sous-jacentes.
Toutefois, la fraude fiscale n’y apparaît pas toujours de manière explicite, ou n’est prise en compte qu’indirectement, ce qui engendre :
- une incertitude juridique quant à sa qualification comme infraction principale ;
- des difficultés de poursuites pénales ;
- une faible articulation entre l’administration fiscale, la CENTIF et l’autorité judiciaire
III. La nécessité d’introduire l’infraction de blanchiment de fraude fiscale
- Une exigence juridique et internationale
Les standards internationaux, notamment les recommandations du GAFI, de l’OCDE et de l’Union Européenne demandent aux États de reconnaître les infractions fiscales graves comme infractions sous-jacentes au blanchiment de capitaux. L’intégration explicite du blanchiment de fraude fiscale permettrait au Sénégal de renforcer sa conformité à ces standards et d’améliorer sa crédibilité internationale.
- Un impératif d’efficacité répressive
L’incrimination du blanchiment de fraude fiscale permettrait :
- de poursuivre les auteurs non seulement pour la fraude initiale, mais également pour la dissimulation et la réintégration des fonds ;
- de faciliter la saisie et la confiscation des avoirs illicites ;
- de renforcer la dissuasion par une répression globale et cohérente.
- Un outil de gouvernance et de justice fiscale
Au-delà de l’aspect pénal, cette réforme contribuerait à :
- renforcer la justice fiscale et promouvoir le civisme fiscal ;
- lutter contre l’économie informelle ;
- restaurer la confiance des citoyens dans l’administration fiscale et judiciaire.
- Perspectives d’intégration dans les législations fiscale et pénale
L’introduction de l’infraction de blanchiment de fraude fiscale n’est pas qu’une question de technique législative. Elle engage trois dimensions fondamentales de la gouvernance publique. Sur le plan juridique, il s’agit de compléter le Code général des impôts et le Code pénal afin de définir, de manière claire, les actes constitutifs de blanchiment fiscal – transfert, conversion, dissimulation ou réemploi de fonds issus d’une fraude fiscale – et de prévoir les peines correspondantes. Sur le plan institutionnel, la réforme appelle une coordination accrue entre la Direction Générale des Impôts et des Domaines (DGID), la CENTIF, le Pôle Judiciaire financier (PJF) et la Cour des comptes. Cette synergie permettra un partage plus fluide des informations et une action plus cohérente contre les infractions complexes. Sur le plan moral et civique, elle enverra un message fort : nul ne peut tirer profit d’une fraude contre la collectivité. La justice fiscale devient ainsi le reflet de la justice sociale.
L’intégration du blanchiment de fraude fiscale suppose :
– sur le plan fiscal, de reconnaître les infractions fiscales graves comme infractions sous-jacentes au blanchiment.
– sur le plan pénal, d’inscrire explicitement dans le Code pénal le blanchiment de fraude fiscale comme délit spécifique.
– sur le plan institutionnel, de renforcer la coopération entre la DGID, la CENTIF et les juridictions pénales.
Une telle innovation permettrait de traiter la fraude fiscale non plus comme une simple irrégularité, mais comme une menace grave pour la souveraineté budgétaire
L’introduction du blanchiment de fraude fiscale pourrait s’opérer :
- par la reconnaissance expresse de la fraude fiscale grave comme infraction sous-jacente au blanchiment dans la législation ;
- par une meilleure articulation entre le CGI et le Code pénal ;
- par un renforcement des mécanismes de coopération entre la DGID, la CENTIF, le PJF et les juridictions compétentes.
Dans l’Union européenne, plusieurs directives anti-blanchiment intègrent désormais les infractions fiscales graves comme infractions sous-jacentes au blanchiment.
En France l’articulation entre la fraude fiscale (Code Général des Impôts) et le blanchiment de fraude fiscale (Code pénal) intervient « Lorsque l’infraction d’origine est une fraude fiscale (art. 1741CGI), les opérations de dissimulation, conversion ou réinvestissement des fonds tombent sous l’infraction de blanchiment (article 324-1 et suivants du Code pénal).
Cela signifie qu’en France, un contribuable qui tente de donner une apparence légale à des revenus issus de fraude fiscale peut être poursuivi pour blanchiment, avec des peines nettement plus lourdes que pour la fraude simple. Cette logique a renforcé l’efficacité de la lutte contre la grande fraude fiscale organisée.
Ces expériences démontrent la pertinence d’une telle réforme dans les systèmes fiscaux modernes et les affaires en cours PJF en indiquent l’urgence.
Cette intégration de l’infraction de blanchiment de fraude fiscale qui passera par des modifications du CGI et du Code pénal devrait s’accompagner de garanties procédurales solides afin de préserver les droits, la défense et la sécurité juridique des contribuables.
Conclusion
La justice fiscale repose sur un principe simple : chaque citoyen contribue selon ses moyens. Lorsque les fraudeurs peuvent blanchir les fruits de leurs infractions, c’est ce principe même qui s’effondre. Le citoyen honnête devient le seul à supporter le poids de la solidarité nationale, tandis que le fraudeur, protégé par les lacunes du système, prospère en toute impunité. L’introduction de cette infraction rétablira l’équilibre. Elle redonnera à la fiscalité sa valeur de contrat social et rappellera que le civisme fiscal n’est pas une option, mais un devoir républicain.
L’introduction de l’infraction de blanchiment de fraude fiscale dans les législations fiscale et pénale du Sénégal apparaît aujourd’hui comme une réforme nécessaire et structurante. Elle permettrait de dépasser une approche strictement fiscale de la fraude pour l’inscrire dans une stratégie globale de lutte contre la criminalité financière, conforme aux exigences internationales et aux impératifs de bonne gouvernance.
La réforme fiscale ne peut se limiter à la simplification des procédures ou à la digitalisation des services. Elle doit aussi combler les vides normatifs qui affaiblissent la capacité de l’État à se faire respecter. L’incrimination du blanchiment de fraude fiscale constitue un acte de souveraineté et de modernisation. Elle permettra de protéger les ressources publiques, d’assainir la gouvernance économique et de restaurer la confiance des citoyens dans la justice fiscale.
L’introduction du blanchiment de fraude fiscale serait un signal politique fort. Le Sénégal se mettrait au niveau des standards internationaux et montrerait qu’il prend au sérieux la lutte contre les flux financiers illicites. Chaque franc blanchi à partir de la fraude fiscale est un franc soustrait à l’intérêt général. C’est donc un enjeu de justice sociale, de crédibilité, de sécurité et de transparence dans la gestion des finances publiques.



