
Par Mayacine Mbaye, Expert du financement de la protection sociale en France
Dans un pays où l’économie informelle concentre l’essentiel des activités économiques et où les inégalités d’accès aux droits sociaux persistent, il devient nécessaire de poser les bases d’un socle universel de protection garanti par la solidarité nationale.
Ce texte s’inscrit dans la continuité de mon article « Vers un système plus contributif, efficace et inclusif », en élargissant la réflexion à ceux que le système actuel oublie : les travailleurs non déclarés, les chômeurs structurels, les jeunes, les femmes. Il propose des pistes concrètes pour construire un système biface, plus équitable, plus moderne, et plus adapté aux réalités contemporaines.
Un système contributif inadapté aux réalités du travail contemporain
Ce modèle de protection sociale contributif montre rapidement ses limites lorsqu’il est appliqué à une économie marquée par l’informalité et les mutations du travail : selon l’ANSD (2023), environ 90 % des actifs occupés évoluent dans l’économie informelle, souvent dans des emplois précaires et non déclarés. Le système actuel tend à exclure les plus vulnérables, concentrant les bénéfices sur une minorité.
Par ailleurs, les transformations structurelles du travail induites par le numérique ont redéfini le paysage de l’emploi. De nouveaux métiers émergent via les plateformes numérique de prestations de service et les réseaux sociaux : livreurs, influenceurs, commerçants en ligne, chauffeurs, prestataires divers. Ces professions, parfois mieux rémunérées que les activités formelles, restent en dehors de tout cadre de protection sociale et de contribution fiscale, faute de dispositifs adaptés à leur nature et à leur fonctionnement. Il est donc nécessaire de concevoir des mécanismes adaptés, à la fois souples et incitatifs, pour intégrer ces formes d’activités à un socle de droits sociaux commun, sans compromettre l’agilité économique qu’elles incarnent.
Des populations encore largement exclues
Le chômage structurel touche :
- 28,5 % des jeunes de 15-24 ans,
- 26 % des 25-34 ans,
- 23 % des personnes sans formation,
- Et 20,5 % même parmi les diplômés de l’enseignement supérieur.
Les femmes sont particulièrement concernées, avec un taux de chômage élargi entre 31,5 % et 34,2 %, soit trois fois celui des hommes. À cela s’ajoutent les travailleurs informels, dont les activités ne s’accompagnent d’aucune protection. Cette réalité fragilise la cohésion sociale et limite le développement inclusif (ANSD 2023).
Mettre en place un socle universel de droits sociaux
Il apparaît aujourd’hui nécessaire de garantir un socle de protection sociale inconditionnelle, financé par l’impôt. Il couvrirait en priorité :
- La santé de base et la maternité,
- Puis progressivement un minimum vieillesse et des allocations familiales ciblées.
Ce socle serait accessible à tous, quel que soit le statut professionnel, tout en laissant place à un régime contributif complémentaire pour ceux qui cotisent.
Financer la solidarité sans aggraver les inégalités
Plusieurs leviers peuvent être mobilisés :
- Améliorer le recouvrement de la TVA (objectif 70-75 %),
- Relever modérément le taux standard de TVA (de 18 % à 20 %) avec exonération de produits essentiels (ex : riz, huile, farine, sucre, médicaments essentiels).
- Accroître la fiscalité sélective sur les produits nocifs ou de luxe (tabac, alcool, boissons sucrées, boissons énergisantes, cosmétiques importés, véhicules de luxe),
- Revaloriser les impôts locaux dans les quartiers résidentiels à forte valeur foncière,
- Prévoir une fraction des recettes issues des rentes minières et pétrolières.
Les recettes générées pourraient alimenter un fonds ou un compte spécial dédiés à la protection sociale, garantissant transparence et efficacité, sans accroître la pression sur les plus modestes.
Un modèle biface : socle universel et régime contributif articulés
Le socle, financé par l’impôt, par une fraction des cotisations sociales et par les ressources naturelles, pourrait prendre en charge une partie des soins dans les structures sanitaires publiques et privées. Un tel mécanisme offrirait un minimum de protection sociale à tous, y compris aux non-salariés et aux personnes sans emploi. Aujourd’hui encore, de nombreux Sénégalais renoncent à se soigner faute de moyens. Mettre fin à ce renoncement est un impératif de dignité et de justice sociale.
La mise en œuvre cohérente de ce socle universel et du régime contributif appelle une réforme institutionnelle de fond. La multiplicité actuelle des structures (CSS, IPRES, Agence de la couverture maladie universelle, mutuelles, etc.) entraîne des redondances, des angles morts, des doublons administratifs, et parfois l’ouverture de droits à des non-bénéficiaires. Elle nuit à la lisibilité du système, à la coordination des politiques et à l’efficience globale.
Il serait donc pertinent de fondre l’ensemble de ces dispositifs dans une entité unique existante : la Caisse de Sécurité Sociale (CSS), qui porterait l’ensemble des politiques de protection sociale. Cette unification permettrait de garantir :
- une entrée unique pour les usagers,
- une base de données consolidée et fiable,
- un suivi simplifié des droits,
- une coordination renforcée des prestations,
- une meilleure régulation des ressources.
Une telle réforme institutionnelle serait un levier de transparence, d’équité et de soutenabilité à long terme. Ainsi, mettre en place une réforme de cette ampleur requiert toutefois une forte volonté politique, un cadre légal solide et une transition progressive, afin d’éviter toute rupture de service. Les risques associés à la centralisation – lenteurs administratives, surcharge, risques de gouvernance – ne doivent pas être sous-estimés. La mise en place de mécanismes de contrôle indépendants, d’indicateurs de performance, et de voies de recours pour les usagers sera essentielle pour garantir l’efficacité et l’intégrité du nouveau dispositif.
Le socle universel répond aux besoins essentiels, tandis que le régime contributif assure des prestations différenciées. Ce type de modèle existe déjà dans plusieurs pays émergents, notamment le Maroc, dont l’expérience peut inspirer certains leviers techniques. Toutefois, les différences structurelles entre les deux pays – en termes d’organisation institutionnelle, de fiscalité, et de culture de la formalisation – nécessitent une adaptation rigoureuse au contexte sénégalais. Sa gouvernance pourrait être organisée autour de trois principes :
- Intégration des différents acteurs (État, collectivités, organismes sociaux),
- Stratification des responsabilités,
- Participation équilibrée des usagers, employeurs et pouvoirs publics.
Les conditions d’une mise en œuvre réussie
Lors du Conseil des ministres du 4 juin 2025 et de la 4e Conférence sociale sur l’emploi (avril 2025), le Président et le Premier ministre ont annoncé une réforme du Code de la sécurité sociale incluant le secteur informel. Il est crucial de préciser les mécanismes de financement et les modalités concrètes d’intégration des populations vulnérables.
Une réforme efficace suppose :
- Un cadre juridique clair intégrant le secteur informel,
- Une loi de programmation sociale pluriannuelle fixant des objectifs et des moyens exclusivement destinés à la protection sociale,
- Un pilotage tripartite transparent et doté de réels pouvoirs de contrôle.
L’orientation de certains crédits, notamment au niveau local, pourrait être revue pour renforcer l’aide à la dépendance destinée aux personnes âgées et aux personnes en situation de handicap, en développant par exemple des centres paramédicaux spécialisés.
Vers une protection sociale plus inclusive
La protection sociale universelle constitue une voie réaliste pour faire face aux défis économiques et sociaux du pays. Il ne s’agit pas d’élargir à tout prix, mais de réajuster le système pour mieux répondre aux besoins de la population dans un cadre équitable, soutenable et cohérent. La réussite d’un tel projet suppose également une démarche de sensibilisation massive, en particulier en milieu rural, où les mécanismes de solidarité traditionnelle jouent encore un rôle important. Il s’agira de faire coexister ces solidarités avec des dispositifs modernes, à travers une pédagogie adaptée et des relais communautaires.
Au-delà des aspects institutionnels et financiers, les freins sociaux et culturels à l’adhésion aux mécanismes de protection sociale doivent également être pris en compte. Dans de nombreuses régions rurales, les logiques de solidarité familiale ou communautaire restent la principale forme de sécurité. Il sera indispensable de construire une culture de la protection sociale fondée sur la confiance, la transparence et la pédagogie, en s’appuyant sur des relais locaux : élus, chefs religieux, associations de quartier, etc. Il s’agira de faire coexister ces solidarités avec des dispositifs modernes, à travers une pédagogie adaptée et des relais communautaires.