
Par : Pr Ahmadou Aly Mbaye, économiste
A l’instar des autres pays africains, le Sénégal connait des performances assez médiocres concernant le marché du travail. Outre le taux de chômage qui fluctue autour de 20%, la part des emplois vulnérables (chômage déguisé), dans la population en âge de travailler, tourne autour de 70%. Dans le même temps, la protection sociale ne couvre qu’environ 5% des travailleurs, laissant l’écrasante majorité des autres travailleurs dans l’informel. Ces tendances lourdes ont très peu varié depuis l’indépendance. Même ses épisodes de croissance du PIB, relativement robustes, n’ont pas coïncidé avec des performances remarquables du marché du travail. D’un autre côté, la législation du travail au Sénégal est réputée être parmi les restrictives au monde et d’aucuns lui attribuent un certain rôle dans les mauvaises performances du marché du travail et dans le processus d’industrialisation du pays. Si la législation du travail joue un rôle certain dans la faible compétitivité de l’économie, le poids des autres facteurs ne devrait pas être négligé. Une éventuelle réforme devrait aussi prendre les potentielles ramifications sur le climat social dans le pays.
Le code du travail au Sénégal est parmi les plus restrictifs au monde
Parmi tous les facteurs de production, le travail constitue, sans nul doute, celui dont la gestion est la plus délicate. En effet, alors qu’une augmentation de son prix (le salaire) peut obérer la compétitivité de l’entreprise, il constitue, en même temps, une source de revenu (la plus importante), et donc de bien-être individuel et collectif. Les politiques publiques du travail, doivent donc trouver le juste équilibre, entre d’une part protéger la qualité des emplois existants (le travail fait partie des droits de l’Homme), et d’autre part, défendre la compétitivité des entreprises, pour leur permettre de se retrouver dans une position de créer plus d’emplois pour la majorité des citoyens. A l’échelle internationale, les exercices de comparaison de la qualité des législations du travail ont démarré avec l’OCDE, depuis les années 2000, et se sont progressivement généralisés. Dans un document de World Bank Jobs (Mbaye Golub Gueye IDRC 2020) où il est présenté une base de données de 189 pays du monde, le benchmarking de la législation du travail au Sénégal montre des résultats assez alarmants.
En général, les traits dominants de la législation du travail peuvent être résumées en quatre catégories de règles :
- Celles concernant le salaire minimum (et son rapport à la productivité du travail),
- Celles liées à la nature des contrats de travail (à durée déterminée ou à durée indéterminée, par exemple),
- Celles gouvernant les conditions de travails : la durée de la journée de travail, le nombre maximal d’heures de travail par semaine, les primes d’heures supplémentaires (nocturne, hebdomadaire, ou sur jours fériés), rapporté au salaire horaire, l’existence de congés payés, etc.
- Celles gouvernant les licenciements : la durée du préavis, la possibilité de licenciement pour motif économique, l’obligation de notification ou d’approbation d’une tierce partie pour le licenciement d’une ou plusieurs personnes, l’obligation de chercher des alternatives comme la formation ou la réaffectation avant tout licenciement, l’existence de règles prioritaires sur les licenciements pour motif économique ou le réengagement prioritaire, le préavis pour licenciement pour motif économique, les indemnités moyennes de licenciement pour motif économique, etc.
En considérant toutes ces catégories et sous-catégories de restrictions, et en les pondérant, nous obtenons un indice mesurant la rigidité de la législation du travail, dans chacun des 189 pays considérés, utilisant une échelle de 0 à 1. Un indice de 0 signifierait une absence totale de droits pour les travailleurs (aucun pays ne l’a) alors qu’un indice de 1 signifierait un niveau maximal de rigidité. Avec un score de 0.60, le Sénégal se retrouve à la 187e place, derrière la France (score de 0.58, 185e place). Les pays utilisant une législation de type anglosaxon ont, en moyenne, un score et un classement plus faibles : score de 0.14 (7e place pour l’Ouganda), 0.16 (12e place) pour le Royaume Uni, 0.18 (24e place) pour les USA. Mais cette règle est loin d’être absolue car nous avons des pays francophones avec des scores plus faibles (0.28 pour le Burkina Faso, 0.20 pour le Burundi ou 0.30 pour la Guinée). A contrario, nous avons des pays anglophones avec des scores relativement élevés, comme le Zimbabwe (173e), la Tanzanie (127e) ou le Kenya (130e).
Comparée à la législation du travail de la plupart des pays africains, celle du Sénégal fait ainsi partie des plus défavorables à l’entreprise privée. La comparaison avec les pays émergents d’Asie la met dans une position encore plus défavorable. Par exemple, la Chine a adopté son code du travail seulement en 1995 (selon Baker & McKenzie 2013), soit bien après le démarrage de son processus d’émergence (début des années 80). Mais la mise en œuvre effective n’a démarré qu’en 2008, avec l’adoption de la Labor Contract Law, qui a introduit davantage de restrictions pour les licenciements, la facilitation des conventions collectives et l’exigence d’un contrat de travail écrit pour tout employé. D’autres pays asiatiques comme le Bengladesh, ont des régulations beaucoup plus faibles et mises à niveau au fil du temps, mais dont la mise en œuvre laisse encore beaucoup à désirer.
Code du travail Vs coûts du travail
Les faibles performances du Sénégal en matière de création d’emplois sont abondamment documentées. En 1980, les emplois privés formels étaient estimés à 109.000 (Terrell and Svenjnar 1990). Aujourd’hui en 2025, ils sont estimés par l’ANSD à environ 400.000, soit une multiplication par un facteur de 3,6 largement inférieur à celui de la croissance de la population en âge de travailler, dans la même période (4.3). Cela indique que sur une période de 45 ans, la situation de l’emploi formel s’est significativement détériorée. Si le code du travail a certainement joué un rôle, il serait abusif d’ignorer l’effet des autres facteurs en jeu.
En effet, malgré le caractère très restrictif du code du travail, il reste encore très peu corrélé avec la croissance économique et avec l’emploi. Le code du travail ne doit pas être confondu avec le coût du travail. Le code du travail fait référence à des règles et procédures. En revanche, le coût du travail englobe la totalité des dépenses encourues par l’entreprises, en rapport avec l’utilisation du service « travail », comme les salaires et la totalité des avantages sociaux qui vont avec. Le coût du travail inclut aussi la productivité du travail. A l’échelle internationale, le coût du travail est mesuré par le salaire en dollar, divisé par la productivité du travail. Lorsqu’on compare l’évolution des salaires en monnaie locale au Sénégal et dans les autres pays en développement, elle n’est pas forcément plus rapide. Mais converti en dollar, il est, parfois, artificiellement gonflé par la surévaluation de la monnaie nationale. Mais la faiblesse de la productivité du travail est, de loin, le facteur qui impacte le plus le coût du travail au Sénégal. Les résultats des enquêtes sur les entreprises privées révèlent que seulement moins de 10% des dirigeants d’entreprise interrogés considèrent le travail comme étant la contrainte majeure au développement de leur activité. Dans la préparation du rapport sur l’analyse des contraintes au développement du secteur privé au Sénégal, le MCC (MCC 2017) a utilisé le modèle HVR pour hiérarchiser les contraintes à l’environnement de l’entreprise au Sénégal. Les résultats mettent en évidence deux contraintes majeures considérées comme rédhibitoires : l’énergie et les risques microéconomiques (le foncier, le faible niveau d’exécution des contrats, le fardeau fiscal, etc.). Le facteur travail n’a pas été identifié comme contrainte majeure, à l’instar des résultats obtenus dans d’autres régions en développement du monde.
Quelle réforme adopter ?
A la lumière de ce qui précède, toute réforme du code du travail devrait considérer simultanément deux dimensions fondamentales : ses implications sur les entreprises et ses implications sur les ménages (les travailleurs).
Pour les entreprises, si la rigidité du code constitue une contrainte de taille pour la rentabilité de l’exploitation, elle est loin d’être la principale contrainte. Du côté des travailleurs, la situation est un peu plus compliquée : le code constitue un droit acquis auquel ils renonceraient difficilement. Etant donné la diversité et la profondeur des obstacles à l’environnement des affaires au Sénégal, il serait plus réaliste d’envisager une réforme plus holistique à la place d’actions seulement centrées sur le code du travail. La mise en place de zones économiques spéciales, avec un large spectre d’incitations incluant le facteur travail, mais également d’autres facteurs de productions (infrastructures, régime fiscal et douanier préférentiel, accès préférentiel à l’énergie et au foncier, etc.), pourrait avoir plus d’impact. Mais l’expérience du Sénégal dans la gestion des ZES laisse constater un manque d’efficacité notoire, en comparaison avec certains pays (les pays asiatiques ou Maurice, par exemple). Il n’en reste pas moins que ces zones, bien conçues et mises en œuvre, demeurent un outil extrêmement puissant pour booster la production industrielle, dans un environnement des affaires de faible attractivité. Le régime dérogatoire applicable au sein de ces zones, devraient faire l’objet de consensus avec les partenaires sociaux quant à la prise en charge du plan de carrière des travailleurs qui y opèrent.