Par Dr Abdourahmane DIOUF
Pour que la libéralisation des échanges produise les effets escomptés, il est primordial de mettre en place des règles équitables. La communauté internationale est arrivée au consensus suivant : pour que le commerce international fonctionne, il faudrait que les acteurs se donnent les mêmes avantages entre eux, sans discrimination. C’est le principe de la Nation la plus Favorisée (NPF) qui veut qu’à chaque fois qu’on donne un avantage commercial à un membre, on donne le même avantage à tous les autres membres de l’organisation, mais pourvu, et c’est très important, que le membre en question soit dans la même catégorie de développement. Tous les accords commerciaux contiennent cette disposition, avec des nuances. Pour les pays africains majoritairement classés dans la catégorie des PMA, cette disposition est capitale. Elle leur permet de prétendre à un régime commercial plus favorable que les pays développés et les pays en développement. Mais l’UE ne l’entend pas souvent de cette oreille. Elle se déploie pour rester en dehors du champ de discrimination légale. L’application de ce principe NPF dans le cadre de la mise en œuvre de la ZLECAF pourrait être remise en cause par les prétentions européennes.
Brèche des APE intérimaires
Des pays comme la Côte d’ivoire, le Ghana et le Cameroun ont signé des APE intérimaires. Leur marché avec l’UE est ouvert sans franchise de droits de douane ni quotas. Leur accord inclut une disposition NPF qui fait que les avantages commerciaux qu’ils reçoivent ou donnent sont extensibles à leur partenaire commercial. Or, ces pays sont membres d’entités qui se donnent des préférences commerciales au niveau régional. L’UEMOA et la CEDEAO pour l’Afrique de l’ouest et la CEMAC pour l’Afrique centrale sont des unions douanières avec des tarifs extérieurs communs qui font que toutes les marchandises qui entrent dans leurs frontières détiennent un passeport régional et y sont en libre circulation, sans restriction. Or, l’APE individuel qu’ils ont signé avec l’UE, même de façon bilatérale, lui offre un accès au marché détourné sur toute la région de l’union douanière. En signant un APE intérimaire avec l’UE avec les conséquences ci-avant évoquées, on lui ouvre un accès au marché dans les régions sans le consentement des autres membres. Cette situation aura des conséquences fâcheuses dans la mise en œuvre de la ZLECAF. Les avantages commerciaux préférentiels entre pays africains qui sont censés les aider à gagner en compétitivité sont partagés avec tous les pays de l’Union européenne qui deviennent de fait un bout de l’Afrique. De ce point de vue, ces accords intérimaires sont une brèche ouverte sur l’ambition d’une intégration commerciale continentale brandie par la ZLECAF.
Coup de grâce des APE régionaux
L’article 16 de l’APE entre l’UE et l’Afrique de l’ouest prévoit le principe de mutualisation. Il existe dans les cinq autres APE des autres régions africaines. En insistant pour le maintien de la clause NPF dans les APE, l’UE a mené un combat d’avant-garde avec une stratégie fine aux résultats infaillibles. Elle invoque ses relations historiques avec l’Afrique pour ne pas se retrouver dans une position de faiblesse commerciale vis-à-vis des autres partenaires commerciaux africains. L’UE est un bloc de pays développés. Elle est considérée comme tel par la communauté internationale. Elle ne peut pas réclamer un traitement commercial similaire à des concurrents potentiels comme l’Inde, la Chine ou le Brésil qui, malgré les apparences, sont classés dans la catégorie des pays en développement. Ils peuvent donc conclure des accords commerciaux avec l’Afrique sans que l’UE ne puisse en profiter par un effet NPF. C’est donc en parfaite conscience de sa situation juridique défavorable au niveau multilatéral que l’UE a « imposé » aux pays africains un régime de mutualité qui fait qu’elle ne pourra jamais recevoir d’offres commerciales moins intéressantes que les autres pays en développement et en provenance de l’Afrique. L’offre continentale de la ZLECAF sera parasitée par des éléments allogènes qui plombent sa compétitivité.
Dépit commercial de partenaires commerciaux émergents
Cette prouesse de l’UE a une conséquence dans la diversification du partenariat commercial des pays africains. Le risque pour l’Afrique de perdre des opportunités commerciales venant des grands pays commerçants est grand. La Chine, le Brésil, l’Inde, la Turquie et des pays similaires ont suffisamment de ressources pour entrer en compétition avec l’Europe. Leur statut de Pays en voie de développement leur ouvre une partie du marché africain inaccessible à l’Europe. C’est un avantage commercial évident. La clause NPF dans l’APE obligerait les pays africains à faire bénéficier à l’Europe de toutes offres commerciales préférentielles en provenance de ces pays émergents. Ce bénéfice détourné est un élément de contrainte pour les partenaires commerciaux émergents de l’Afrique qui préféreront la priver de préférences commerciales pour ne pas « renforcer » indirectement le concurrent européen. L’offre continentale de la ZLECAF perdra alors de son attrait.
APE en renégociation ?
La ZLECAF ne pourra se déployer de façon optimale et accélérer le commerce intra africain que si les avantages commerciaux entre pays et régions africaines sont sécurisés. La clause NPF contenue dans l’APE est une épée de Damoclès sur les performances commerciales africaines. Les APE régionaux, fort heureusement, ne sont pas encore entrés en vigueur. Cette clause, en dehors de cas isolés des APE intérimaires, ne produit pas encore ses effets. Elle pourrait ne jamais produire d’effets négatifs sur le commerce intra-africain si les autorités politiques africaines, qui par ailleurs sont les mêmes que celles qui ont mis en place la ZLECAF, décident de renégocier les APE pour être en cohérence avec leur nouvelle politique commerciale continentale. Entre autres raisons de remise en cause des APE, la sortie de la Grande Bretagne de l’UE peut être évoquée. Elle rend son offre d’accès au marché caduque et l’APE inconsistant à ce stade.
ZLECAF en danger ?
La ZLECAF est une énorme opportunité d’accélération du commerce intra-africain. Les autorités politiques l’ont bien compris. Les négociations ont été menées à bon terme par les experts. Des équilibres régionaux ont été trouvés. Les priorités africaines ont été définies. Les espoirs sont grands. Mais ce beau château de la ZLECAF pourrait s’effondrer si la construction continentale d’un marché africain est biaisée par des éléments d’externalité comme la politique commerciale européenne. En l’occurrence, elle s’exprime par une exigence de mutualité à laquelle elle n’a pas droit, juridiquement. La ZLECAF est un accord commercial régional dont les préférences commerciales sont protégées de la mutualisation intégrale. La ZLECAF est un regroupement de PMA et de pays en développement qui peuvent se faire des flexibilités commerciales entre eux, à l’exclusion de tous les autres, en vertu de la clause d’habilitation de l’OMC. L’existence d’une zone de libre échange comme les APE, qui met en relation des pays développés et des pays moins développés et qui se déploie dans l’espace continental africain, va être un cheval de Troie qui annihile tous les efforts faits jusqu’à présent pour l’intégration commerciale africaine.