L’Afrique doit défendre ses intérêts dans l’ordre fiscal mondial

Par: Leonce Ndikumana

Les dirigeants africains doivent refuser les mauvais accords en matière de fiscalité. La lutte contre l’évasion fiscale passe aussi par un taux d’imposition élevé, garant de budgets assainis et de remboursement des dettes.

L’inclusion récente de l’Union africaine dans le G20 reconnaît un fait que la géopolitique traditionnelle a été réticente à accepter : l’Afrique s’impose comme une force puissante, moteur de la transformation mondiale.

Pourtant, nous le savons, les pays africains sont confrontés à de multiples crises à la fois, du terrorisme aux coups d’État ; six de ses membres sont actuellement suspendus de l’Union africaine en raison de défaillances institutionnelles. Le continent subit une part disproportionnée des effets de multiples chocs récurrents et cumulatifs, avec une capacité d’adaptation financière et technique limitée.

Une Afrique unie et la solidarité Sud Sud peuvent renforcer un programme de développement véritablement inclusif et démocratique.

Selon l’institut de sondages Afrobaromètre, un vent de mécontentement croissant à l’égard de la démocratie souffle sur le continent africain. Et la Banque africaine de développement de nous prévenir que l’Afrique est confrontée à un déficit financier de 1 200 milliards de dollars d’ici à 2030 dans le financement de ses objectifs de développement durable.

C’est pourquoi il est si décourageant de constater que le continent perd 89 milliards $ par an en raison des flux financiers illicites, l’évasion fiscale des multinationales minières seulement étant estimée à 730 millions $ par an pour l’Afrique subsaharienne, selon les Nations unies. C’est bien plus que l’aide au développement qu’elle reçoit.

Les pratiques fiscales néfastes drainent les ressources nécessaires au développement. Les recettes fiscales moyennes de l’Afrique étaient de 16 % en 2020, soit la moitié des 33 % de l’OCDE et cinq points de pourcentage de moins que l’Asie et le Pacifique. La même année, la plus grande économie du continent, le Nigeria, avait un ratio impôts/PIB de seulement 5,5 %.

La fuite des capitaux, une pathologie de l’économie africaine, aggrave à la fois la pauvreté et les inégalités. Elle a également des répercussions sur les économies de destination en Occident : instabilité financière, corrosion de l’État de droit et resserrement du marché immobilier urbain, y compris au cœur de Manhattan.

L’argent doit rentrer au pays

En Angola, la fuite des capitaux est presque du double des dépenses du gouvernement en matière de santé. De 2000 à 2018, le pays a perdu 4,2 milliards $ par an, alors que les dépenses de santé annuelles s’élevaient à 2,3 milliards $. Au cours de la même période, l’Afrique du Sud, surnommée « le pays le plus inégalitaire du monde », a perdu 15,7 milliards $ par an en raison de la fuite des capitaux, soit près de la moitié de ce qu’elle a investi dans la santé (27,4 milliards $).

La Côte d’Ivoire aurait pu doubler son budget de santé publique (1,6 milliard $) si elle avait conservé 1,1 milliard $ perdus chaque année à cause de la fuite des capitaux. Il s’agit d’hôpitaux qui ne sont pas construits, de fournitures médicales, de vaccins, d’antibiotiques, qui n’ont pas pu être achetés. Les améliorations des économies africaines au cours des dernières années ont été contrebalancées par des revers dus à l’hémorragie financière facilitée par les réseaux de pillage transnationaux. Le montant des richesses privées africaines illégalement acquises ou transférées à l’étranger est environ trois fois supérieur à l’encours de sa dette extérieure. Cela fait de l’Afrique un « créancier net » du reste du monde.

Cet argent doit rentrer au pays. Et il doit le faire non seulement pour être automatiquement transféré à nouveau à l’étranger, blanchi légalement, dans les mains des institutions financières qui détiennent la dette gonflée de l’Afrique.

Toute stratégie politique visant à renforcer la démocratie, à combattre la pauvreté, à lutter contre le changement climatique et à consolider les droits de l’homme doit impérativement mettre un terme aux flux financiers illicites vers les paradis fiscaux. Une grande partie de ces flux provient des stratégies d’évasion fiscale employées de longue date par les multinationales. Lorsque les dirigeants du G20 n’ont plus pu ignorer le tollé suscité par ces pratiques néfastes, en 2013 des discussions ont été entamées à l’OCDE.

Revoir les taux d’imposition

Néanmoins, ce n’est qu’en 2015, avec le Inclusive Framework, que les nations africaines ont été invitées à participer aux discussions. Hélas, seulement moins de la moitié des nations africaines ont participé à ces négociations où les bureaucrates américains et européens se sont disputés pour savoir qui pouvait revendiquer une plus grande partie du gâteau.

Dix ans plus tard, le résultat est loin de la solidarité mondiale. Pour les économies émergentes, et l’Afrique en particulier, ce fut un effort inutile. Il menace même d’aggraver les positions fiscales régionales actuelles.

La proposition d’un taux d’imposition minimum de 15 %, très bas – contrairement aux 25 % que nous préconisons à l’ICRICT, la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des sociétés présidée par Joseph Stiglitz et Jayati Ghosh, dont je suis membre –, et la formule déséquilibrée pour décider quel pays a le droit de taxer les bénéfices des entreprises numériques, ont suscité une grande déception.

Les pays qui en ont le plus besoin ne reçoivent pratiquement aucune allocation de recettes. Les pays du G7, qui représentent à peine 10 % de la population mondiale, conserveraient 60 % des nouvelles recettes générées par la nouvelle taxe minimale.

Les pays africains sont invités à ratifier une convention multilatérale pour mettre en œuvre cette nouvelle réaffectation inéquitable des droits de taxation. Il pourrait s’écouler encore des années avant qu’une convention ne commence à générer des revenus pour l’Afrique et, compte tenu de la réticence des États-Unis à la ratifier, une telle convention pourrait ne jamais être mise en œuvre !

Dans l’ensemble, il s’agit d’un mauvais accord. L’Afrique ne devrait pas le signer et devrait commencer à envisager des mesures unilatérales, telles que des taxes sur les services numériques, pour s’assurer que les multinationales du numérique commencent à payer leur juste part.

L’accord est si mauvais que lors de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre, le Nigeria, au nom du groupe des pays africains, a demandé l’ouverture d’une nouvelle négociation intergouvernementale, cette fois sous l’égide des Nations unies.

Un nouveau négociateur peut-il annoncer un résultat plus équitable pour les pays africains ? Il est peu probable que les pays de l’OCDE deviennent tout d’un coup davantage bienveillants. C’est pourquoi la solidarité Sud Sud est essentielle pour contrecarrer les tentatives d’obstruction des négociations de l’ONU.

La géopolitique mondiale y est favorable.

La guerre froide entre les États-Unis et la Chine, l’instabilité aggravée par la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient, la polarisation des relations internationales, la tentative de l’UE de forger un nouveau partenariat avec l’Afrique et la concurrence entre grands acteurs pour gagner des alliés dans le Sud ou pour ne pas les perdre au profit de concurrents, sont autant de facteurs qui créent un environnement potentiellement favorable à la défense d’un véritable multilatéralisme en matière fiscale.

Une Afrique unie peut se faire entendre

Les pays d’Amérique latine, de la Colombie au Brésil, ont également fait part de leur frustration à l’égard de l’accord de l’OCDE. Il est possible de trouver une position commune à faire valoir aux Nations unies.

Les pays africains ont démontré que la cohésion et le leadership régionaux peuvent conduire à un nouvel élan en matière de réforme fiscale. Leur nouveau siège à la table des négociations peut contribuer à l’élaboration d’un nouvel ordre du jour au G20, qui inclurait la lutte contre les flux financiers illicites, qu’il s’agisse de mettre fin à l’évasion fiscale des multinationales ou de veiller à ce que les richesses offshore détenues dans les paradis fiscaux soient imposées de manière appropriée.

Une Afrique unie et la solidarité Sud Sud peuvent renforcer un programme de développement véritablement inclusif et démocratique.

Alors que les principales institutions mondiales de l’ordre fondé sur des règles perdent de leur pertinence, les pays en développement, en parlant d’une seule voix, peuvent redresser les déséquilibres de pouvoir actuels dans les négociations internationales en faveur de l’équité et de l’inclusion, et en défense de la démocratie.

 

Léonce Ndikumana

 

 

 

Léonce Ndikumana est commissaire de l’ICRICT ; professeur émérite directeur du programme de politique de développement africain ; Institut de recherche en économie politique (PERI), université du Massachusetts Amherst.

 

Le Magazine de l’Afrique

Author: admin