Abdou Cissé:De brique en brique vers un nouvel ordre économique

Pour une revue de l’actualité sur les BRICS, Financial Afrik est allé à la rencontre du PDG du groupe des experts CISCO2NSULTING – SOLVISEO qui avait publié en 2021 un article sur les faits marquants de l’histoire de la finance internationale sur les trois derniers siècles ainsi que toutes les étapes de la construction des BRICS par la Chine et la Russie entre 2000 et 2021 : ‘La monnaie encore au cœur de la grande marche du nouveau monde’ .

Financial Afrik : Les conclusions du sommet de Johannesburg (22-24 août 2023) sonnent une continuité de la construction des BRICS que vous aviez retracée dans votre article ci-dessus publié dans nos colonnes le 13 Mai 2021. Financial Afrik vous remercier pour la consistance de vos publications et souhaite revenir vers vous sur l’actualité de 2023.

A. Cissé :A nous de remercier Financial Afrik pour le temps consacré à la revue de nos publications. L’actualité des BRICS cache un autre nième sommet intitulé ‘Un Nouveau Pacte Financier Mondial’ tenu les 23 et 24 Juin 2023 à Paris, marqué par des constats et une prise de conscience des élites occidentales à la réalité du monde d’aujourd’hui. Pour les constats du sommet de Paris, on peut retenir : le nombre de victimes de la faim en 2023 dépasse 750 millions ; le Kenya paye 10 millions de dollars par an en service de sa dette alors que le même montant aurait pu servir à son développement ; un rappel des 100 millions de dollars en réallocation de DTS promis en 2021 ; un projet de 100 millions de dollars pour le climat ; un nouveau fonds pour la forêt et cerise sur le gâteau, la Banque Mondiale rappelle qu’éliminer la pauvreté fait partie de ses objectifs. Pour la prise de conscience on retient la nécessité de restructurer les institutions occidentales pour cause de gouvernance non adaptée ; une nouvelle feuille de route pour le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale ; un besoin de choc de financement public accepté par les élites occidentales envers les pays en développement. Bref, un sommet de constats avec souhait d’un nouveau consensus commun et un sommet d’actions se sont tenus dans deux sous- ensembles du monde (à intersection non vide) partant de références communes.

Financial Afrik : Que retenir de ce sommet des BRICS de 2023 ?

A. Cissé : Le refus d’une participation française comme observateur à la demande du Président Macron est un message fort adressé aux Etats africains qui souhaitent intégrer les BRICS ; mais le sommet reste marqué par l’élargissement en BRICS Plus (Arabie Saoudite, Iran, Emirats Arabes Unis, Argentine, Egypte et Ethiopie) avec 17 pays qui tapent à la porte pour être intégrés. Incapables de comprendre l’altérité et absorbés par leur ‘occidental-centrisme’, l’Europe et les Etats Unis ont longtemps pensé qu’ils étaient seuls acteurs de la modernité ; la réalité des BRICS les rattrape aujourd’hui. Le grand tournant est que ce sommet va obliger l’Occident à revoir ses institutions de gouvernance multilatérales, trop biaisées et concentrées sur les intérêts particuliers de certains pays. La contestation du monopole de leur hégémonie sur l’ordre mondial anime certes les membres du club, mais il faut reconnaître que leur volonté d’en sortir emprunte le chemin de la construction. Ce sommet révèle la naissance d’un monde multipolaire (des groupes de pays en fonctions de critères partagés) et le changement en cours des règles du jeu mondial, à travers des institutions et organisations parallèles, sans hiérarchie ni Veto, avec un fonctionnement par consensus et sur le principe de l’égalité parfaite entre ses membres par nécessité d’accord de tous pour une prise de décision. Face à la Banque Mondiale qui conditionnent ses prêts en échange de réformes politiques favorables aux Etats Unis, une banque de développement dotée de plusieurs milliards de dollars a été créée en 2014 (avec un Fonds de Garantie en alternative au FMI). Cette nouvelle banque de développement est ouverte à tous les membres qui souhaitent la rejoindre, avec un réel changement de ton (les membres sont considérés comme des partenaires et non comme des bénéficiaires). La dynamique de bloc est complètement cassée et les BRICS Plus entre dans une forme de multi alignements, une union libre diplomatique, une multi polarité économique avec un sud capable d’influencer le nord. Les Iraniens sortent de leur isolement et en même temps la Chine réussit à les réconcilier diplomatiquement avec l’Arabie Saoudite. L’inclusion de l’Argentine est déterminante comme troisième fournisseur de gaz de Schiste et surtout comme confirmation de la critique aux prêts asphyxiants des bailleurs occidentaux (une dette de 44 milliards de dollars au FMI dont une partie est remboursée en Yuan) ; ce qui concrétise la volonté de sortir complètement du dollar. Pour le pétrole, l’Arabie Saoudite accepte d’être payée en Yuan et la Russie en Rouble ; les règles de Bretton Woods qui imposaient toutes transactions énergétiques en dollar sont remises en question.

L’Occident se retrouve aujourd’hui démuni, face à une de ses propres créatures (les BRICS Plus, 50% de la population mondiale, le tiers du PIB mondial).

Financial Afrik : Comment expliquez-vous que l’Occident ait contribué à l’essor des BRICS ?

A. Cissé: La banque Goldman Sachs a entamé la construction en début des années 2000, en conseillant à ses clients d’investir vers le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine pour désigner l’émergence de nouvelles économies. Une prise de conscience de ces derniers a donné naissance au club BRIC que l’Afrique du Sud a rejoint en BRICS ; avec l’aide de la Chine, Poutine transforme l’essai en une organisation politique et économique qui converge doucement vers une forme de contrepoids au G7 (institué par Valérie Giscard d’Estaing en 1975 pour réunir les économies occidentales). Plusieurs évènements peuvent illustrer dans quelle mesure l’Occident a fabriqué les BRICS de toutes pièces. La Russie, avec compte courant et budget excédentaires, des réserves de change pour deux ans sans vente à l’étranger, aucune dette intérieure ni extérieure, avait parfaitement préparé sa guerre en Ukraine (février 2022). Par des sanctions pour faire couler son économie, les élites occidentales ont avoué leur manque de maîtrise des rouages des marchés financiers. En annonçant au cours d’une matinée l’exclusion des banques russes du système SWIFT (qui permet les paiements internationaux), elles avaient émis l’après-midi un second communiqué de rétablissement pour celles qui gèrent les transactions énergétiques en approvisionnement de l’Europe. Ce qui sous-entend que leurs acteurs des marchés financiers ont aussitôt réagi pour les ramener à la raison, aux risques de ne plus pouvoir honorer des milliers de transactions financières et de frôler une crise d’une ampleur comparable à celle de 2007-2008. Ces élites n’ont pas compris que dans les marchés financiers internationaux, derrière chaque prix se greffe une série de produits dérivés (couvertures). Les marchés à terme ne sont qu’un système d’assurances ou certains acteurs se couvrent contre des risques que d’autres acteurs acceptent ; ce qui représente une myriade de produits dérivés autour desquels les risques sont saucissonnés, les transactions dépassent trois fois le PIB mondial et pire, les engagements ne sont jamais totalement provisionnés. Au gel des avoirs russes et au blocage au SWIFT, les BRICS avaient déjà anticipé avant que la Russie n’entre en guerre.

Une deuxième illustration du rôle des occidentaux dans l’essor du club est la destruction complète du système financier international depuis la fin des accords de Bretton Woods (1971) ; d’où la motivation des BRICS à s’organiser sous forme d’une grande marche vers le nouveau monde, bien décrite dans cet article de 2021 précité. Une marche marquée par des évènements successifs et qui se poursuit aujourd’hui avec ce sommet 2023 des BRICS. En effet, entre 1945 et août 1971, une discipline en change et en politique économique s’imposait à tous les pays ayant ratifié les accords de Bretton Woods ; un Etat qui s’aventurait en inflation, en crédit ou en déficit budgétaire était très vite rappelé à l’ordre par sa balance des paiements, (souvent pour cause de taux de change non convenable), et avait obligation de demander à Washington l’autorisation de dévaluer sa monnaie. Le système forçait aussi les Etats Unis à respecter une gestion rigoureuse de leur balance des paiements pour éviter de recevoir une quantité exponentielle de dollars à convertir en or (la double discipline) ; ce même système qui interdisait aux autres monnaies de fluctuer périodiquement au-delà de 1% du dollar, avait donné naissance à une réelle stabilité financière au grand bonheur du commerce mondial. Seulement, l’État- providence et la guerre du Vietnam avaient engendré un dollar surévalué et une balance déficitaire pour les Etats Unis (l’inflation américaine était plus forte que celle de ses compétiteurs). Pour se délivrer de cette double discipline de change et de politique économique, ils avaient mis fin aux accords le 15 août 1971 de façon unilatérale et ne voulaient plus jouer le rôle de pivot au sein du commerce mondial ; d’où la naissance des changes flottant. La thèse de flottement des taux de change qui mènerait à l’équilibre des balances de paiement semblait rationnelle, mais en réalité le système n’est pas réellement flottant. L’oligarchie financière avait forcé les pays structurellement débiteurs en balance des paiements à s’endetter sur les marchés financiers pour soutenir leur change, en lieu et place des réformes pour baisser progressivement leurs déficits. Les pays créditeurs ne souhaitant pas laisser leur monnaie trop s’apprécier par rapport au dollar par crainte de perte en compétitivité, ont choisi d’intervenir en achetant des dollars. Ces demandes de dollars associées au laxisme des Etats Unis ont contribué à une recherche de croissance par la création monétaire et par la baisse des taux d’intérêts en Occident. Il s’en suivit une création monétaire massive, des taux négatifs et l’explosion de la finance de l’ombre (Shadow Banking). Selon le dernier rapport triennal de la Banque des Règlements Internationaux (BRI) sur le marché des changes, cette finance en dehors du circuit bancaire, drainait en octobre dernier plus de 96 000 milliards de dollars de dettes sous formes de prêt-emprunt (produits dérivés) non comptabilisées dans les bilans des sociétés du monde (hors bilan) ; donc non prises en compte dans les statistiques des banques centrales. Ces dettes (trois fois le PIB des Etats Unis) sont échangées par des organismes non bancaires (fonds spéculatifs, fonds de pensions, assureurs, sociétés de crédit et courtier) sous le jargon de Swap de change (**). De par leur statut hors bilan, ces produits dérivés représentent aujourd’hui le principal outil de financement des organismes non bancaires qui commercent en dollar et couvrent des besoins long terme par des moyens court terme. Ces dettes (en hausse de 40% depuis 6 ans) sont libellées en dollar et à l’échéance, une nouvelle dette est contractée pour disposer des dollars et rembourser la précédente en Revolving (l’emprunt initial n’est jamais remboursé). Depuis 1971, l’excès ou le manque de dollars en circulation déséquilibre l’ordre économique mondial et la pandémie de 2020 a accéléré le passage d’une économie de marché à une économie administrée. Les BRICS ont tout ce déroulé de problèmes en tête, issu de l’absence de référentiel monétaire mondial depuis 1971, avec une ferme décision d’en sortir. Ils ne souhaitent plus échanger leurs matières premières avec de l’argent créé ex nihilo et noyé dans l’économie mondial. Ainsi, l’Occident a participé activement à la construction des BRICS et les succès fracassants de deux livres bien étranges ont aussi été déterminants :

– ‘La Guerre des Monnaies’ de Hongbing Song a démontré non seulement que le triomphe mondialiste de l’occident est issu d’une combinaison de clubs (CFR, BB et CT) (*), mais aussi que le monde entier est forcé à participer à une guerre invisible et meurtrière avec des monnaies comme armes ;

– ‘L’histoire secrète de l’oligarchie Anglo-américaine’ de Caroll Quigley a réveillé ses lecteurs sur les coulisses de la réalité d’une gouvernance mondiale.

Après lecture de ces deux livres (ce que les élites des BRICS ont certainement fait avec des annotations), on se rend compte que le monde n’est ni tel que nous croyons et ni tel que nous le voyons.

Au final, les BRICS se sont mis au même Dénominateur : construire un nouvel ordre financier et économique mondial.

Financial Afrik : Et l’Afrique dans ce bouleversement mondial ?

A. Cissé Les BRICS sont une opportunité pour l’Afrique toute entière ! Les modèles alternatifs en cours de constructions sont cohérents avec la modernité et conformes aux réalités africaines. Cette grande marche du nouveau monde est la preuve que la Chine et la Russie avancent, en restant conscientes qu’elles doivent s’impliquer pour que leurs partenaires économiques ne restent pas en marge. Aujourd’hui, les BRICS Plus sont sur le point de réussir là où les occidentaux ont échoué (avancer avec leurs partenaires économiques du monde) ; particulièrement, c’est ce que les membres de la troïka (France, FMI, Banque Mondiale) n’ont jamais fait avec les pays de la zone CFA par exemple ; aucun accompagnement de leur part pour que la zone soit dotée d’un système financier en cohérence avec le système économique qu’il coiffe. Depuis 1960, nous n’arrivons pas à démarrer la machine de production nécessaire à la couverture de nos besoins. Les BRICS démontrent qu’il existe d’autres chemins pour sortir du système d’exploitation occidental, s’organiser géopolitiquement et bâtir un système financier conforme à nos réalités économiques. Loin d’un ordre de gouvernance mondiale (problème d’oligarques), les BRICS cherchent plutôt un nouvel ordre économique équilibré à travers des accords, des financements, l’adossement à des matières premières et une organisation monétaire en sous-ensembles de pays ; une nouvelle dynamique intéressante pour les africains. Ce club des BRICS, à travers son élargissement vers des pays arabes, cache une forme d’alliance entre des pays à tradition collectiviste face à des pays avec une vision individualiste ; les Chrétiens orthodoxes, les taoïstes et les musulmans face aux judéo-chrétiens en pleine expérience déconstructiviste. Aussi, la Russie est en train de s’inspirer de ses valeurs traditionnelles et surtout religieuses pour se refonder en tant qu’Etat. Ceci doit rappeler aux africains qu’il est possible de s’orienter vers des pensées politiques et économiques inspirées de nos traditions et déconnectées des valeurs occidentales. Face à ce bouleversement mondial l’Afrique doit bien choisir son chemin, sortir de l’illusion de la dépendance financière et construire son futur à partir d’un nouveau paradigme, en s’affirmant comme puissance par la jeunesse de sa population, ses matières premières, le génie de ses enfants et sa conscience historique (le ciment qui réunit les africains). L’Afrique doit appeler ses partenaires à la construction d’un réel système financier international.

Financial Afrik : en Conclusion ?

A. Cissé: L’Occident n’ayant pas réussi à penser le monde d’aujourd’hui et encore moins celui de demain, est contraint de faire face au présent et d’accepter que le futur ne se conjuguera pas avec un passé (re)composé. Les BRICS cherchent une meilleure organisation des échanges économiques par un système financier commun (chacun avec sa monnaie et le yuan comme une forme de référence) et par une convergence des taux de change pour fluidifier les accords de prêts en eux (forcer la dédollarisation du monde non occidental).

Ils auront certainement et en continu des équations difficiles à résoudre pour que chaque pays puisse disposer d’une dette extérieure soutenable et que des chambres de compensation virtuelles soient disponibles (à l’image du temps de la livre Sterling).

Les conclusions du sommet s’orientent plus vers une unité de compte commune a leurs frontières communes (par l’or, le Yuan ou un panier de monnaies) plutôt qu’une monnaie unique.

Bravo aux BRICS qui sont en cours d’écriture d’une nouvelle page de l’histoire des systèmes financiers internationaux et de l’économie, par une autre conception de la fonction de souveraineté monétaire. En effet, l’étude approfondie des événements avant et après 1945 et de 1971 à nos jours, prouve que l’espace économique mondial a évolué au point où la souveraineté monétaire d’un pays ne se limite plus à sa capacité de création monétaire, mais va jusqu’à la maîtrise du marché de sa dette (le marché obligataire). Les BRICS en ont pris conscience en quittant la recherche d’une souveraineté individuelle vers une souveraineté globale au sein d’un sous-groupe d’échanges commerciales. La démonstration est faite en 2023 que la nouvelle forme de puissance se mesure à 70% par la capacité de réaliser des accords de paix, et que la puissance et le pouvoir ne sont détenus que par l’éternel. Source d’inspiration pour les africains…

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