L’Afrique présente la situation humanitaire la plus inquiétante au monde. Le continent concentre 75 % de l’activité humanitaire globale et abrite 26 % des réfugiés du monde entier. Face à cette réalité, l’Union africaine a annoncé, en mai 2022, la création de l’Agence humanitaire de l’Union africaine (Ahua). Ayant eu le privilège de diriger la réponse humanitaire au sein de l’Unfpa, notre compatriote Mabingué Ngom, ancien Directeur régional de l’Unfpa pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre pendant plus de sept ans et actuel Directeur du Bureau de la représentation de l’Unfpa à l’Union africaine, pose un regard d’expert sur la question et justifie le bien-fondé de la mise en place de cette agence.
En mai 2022, au cours d’un sommet humanitaire organisé à Malabo en Guinée Équatoriale, l’Union africaine a annoncé la mise en place de l’Agence humanitaire de l’Union africaine (Ahua). Quel est l’intérêt, sinon la pertinence pour l’Afrique de se doter d’une telle structure ?
Le contexte humanitaire de l’Afrique était particulièrement complexe à la veille du sommet de Malabo. Changement climatique, insécurité alimentaire, épidémies, conflits, aggravation de la pauvreté, inégalités grandissantes… Les défis sont variés. Trois quarts de l’action humanitaire se déroulait en Afrique avec plusieurs tensions au Sahel et dans d’autres régions. Par exemple, du fait de son assèchement, le lac Tchad a perdu plus de 92 % de sa surface, conséquence du dérèglement climatique et de la pression exercée sur les ressources. Cela a engendré des conflits communautaires. Cette situation, combinée à l’absence d’infrastructures sociales, facilite la radicalisation et l’adhésion des jeunes aux bandes armées terroristes dans toute la région sahélienne. Au même moment, des milliers de jeunes espérant rallier l’Europe, choisissent les pirogues ou les routes incertaines du désert. Et lorsqu’ils transitent par des pays africains, ils n’y sont pas bien traités. Il faut par ailleurs noter que, malgré les efforts de la communauté internationale, la couverture et la qualité de l’action humanitaire en Afrique n’affichent pas de signes de résultats susceptibles de changer véritablement la vie des populations. Les stratégies tout comme les ressources déployées laissent apparaître des besoins humanitaires non satisfaits de plus en plus importants. Par ailleurs, les conflits nés de la volonté de contrôler les ressources minières, en Afrique centrale notamment, menacent la stabilité de toute la région. Des conflits politiques devenus armés déchirent la Corne de l’Afrique, sans parler des transitions non constitutionnelles et d’autres formes de troubles internes qui secouent plusieurs pays du continent. Le rapport 2021 sur l’État de l’insécurité alimentaire (Sofi, acronyme en anglais), indique que l’Afrique subsaharienne est la région la plus touchée avec 24,1 % de sa population souffrant de malnutrition. Sur les 15 pays classés comme les plus vulnérables et les moins préparés aux risques de changement climatique, 12 sont africains et ont reçu moins de 6 % du financement mondial consacré à l’adaptation en 2019. En 2021, les dix crises les plus négligées au monde étaient toutes situées en Afrique, selon le Norvegian Refugee Council (Nrc) dont le Secrétaire Général déclarait, à la veille de la dernière Assemblée générale des Nations Unies, qu’« avec la polarisation autour de la guerre qui se déroule en Ukraine sur le sol européen, je crains que la souffrance africaine ne passe encore un peu plus à l’arrière-plan ». Au regard de ce tableau sombre que voilà, l’Union africaine avait, fort heureusement, préparé une Position africaine commune (Pac) reflétant la ferme détermination de ses dirigeants à s’attaquer résolument aux causes profondes de ces crises humanitaires. La mobilisation s’est poursuivie après le Sommet mondial d’Istanbul sur l’humanitaire, en 2016, pour mettre en place une véritable architecture humanitaire africaine. Vous voyez donc que la création d’une agence humanitaire africaine pour améliorer l’efficacité de l’action humanitaire sur le continent est à la fois bien fondée et urgente. C’est un chantier hautement prioritaire. L’Ahua détient un mandat d’une haute importance stratégique car l’Afrique où se déroulent 75 % de l’activité humanitaire globale abrite 26 % des réfugiés du monde entier. Selon les Nations unies, pas moins de 145 millions de personnes y ont besoin d’une assistance. Avec la naissance de l’Ahua, nous assistons à un changement important de paradigme avec une forte volonté d’appropriation de la réponse humanitaire par l’Union africaine.
Depuis cette annonce, avez-vous perçu des avancées dans la mise en place de cette agence ?
Le lancement de l’Ahua a, dans la foulée, permis de la doter de nouveaux moyens financiers. Sur un besoin de 14 milliards de dollars, des engagements d’un montant d’environ 174 millions de dollars ont été obtenus lors du Sommet humanitaire et la Conférence des donateurs organisés, fin mai dernier, à Malabo, par l’Union africaine et la Guinée équatoriale. Symposium à Nairobi en décembre 2022, statuts approuvés, plan opérationnel conçu et en cours de déploiement…, on perçoit déjà un engagement de l’Ua au chevet des pays en crise comme le Malawi, le Mozambique, Madagascar, le Soudan etc. La sélection du pays hôte et des membres du personnel de l’Ahua vont suivre bientôt. Je salue les efforts déployés par la Commission de l’Union africaine pour accélérer son opérationnalisation dans un avenir assez proche, à la suite des décisions pertinentes du Sommet des Chefs d’État et de Gouvernement de l’Ua, en février dernier.
Vous avez une grande expérience de terrain en tant que haut-dirigeant de l’Unfpa ayant été directeur de programme chargé des urgences et directeur du Bureau régional où se déroule une grande partie de l’action humanitaire en Afrique. Selon vous, comment cette agence devrait-elle s’y prendre pour atteindre ses missions ?
Au regard des préoccupations africaines, ma perception est que le continent devra mettre en œuvre une stratégie humanitaire innovante à plusieurs niveaux. Il faut, bien entendu, s’attaquer à la prévention, la préparation et la gestion des conséquences des crises qui mettent les populations dans l’insécurité afin de les soulager dans l’immédiat. Mais, il faut surtout s’assurer d’une coordination commune de l’ensemble des acteurs humanitaires présents sur les théâtres des opérations afin de garantir que tous concourent à un objectif commun défini par les dirigeants du continent, au bénéficie exclusif des populations. L’action humanitaire, pour qu’elle soit efficace, ne doit pas seulement être proactive, elle doit également et surtout se doter de ressources et d’intelligences l’outillant d’une capacité d’analyse de l’avenir et ainsi prévenir les crises grâce à des mesures de mitigation. La prévention coûte beaucoup moins cher que la réponse. Elle coûte encore beaucoup moins cher si l’on ajoute à la réponse les coûts liés au relèvement qui sont à la fois prohibitifs et incertains en termes de résultats.
Il ne faudra donc pas juste être des « pompiers qui éteignent des incendies » mais de vrais planificateurs, capables d’anticiper pour mieux répondre aux défis qui s’annoncent à l’horizon. Une telle posture serait de nature à faire l’économie de nombreuses souffrances et pertes humaines. L’Ahua devrait s’inspirer des initiatives transfrontalières aujourd’hui suffisamment éprouvées afin de réussir son pari. Elle devra, par ailleurs, tisser des partenariats forts dans une perspective de supporter les coûts résultant de son action sur le continent. Á mes yeux, il est essentiel pour elle de garder le cap sur les trois principes que voici : rester sur la vision des pères fondateurs de l’Ahua en ayant le regard fixé sur l’horizon ; comprendre les nombreux défis redoutables mais pas insurmontables qui se dressent sur notre chemin ; et enfin, rester réaliste, j’allais dire pragmatique pour surtout éviter de tomber dans un volontarisme démesuré.
S’il y a un besoin si urgent de mettre en place cette agence et si les activités humanitaires sont omniprésentes sur le continent, cela ne reflète-t-il pas un échec de nos politiques économiques et sociales ? En tant que grand spécialiste des questions de dividende démographique, quels en sont les enjeux pour l’Afrique ?
La croissance démographique de l’ordre de 2,7 % induit une forte jeunesse qui génère une forte demande économique et sociale insatisfaite. Ces deux effets conjugués pèsent lourdement sur la paix et la sécurité sur le continent. Les politiques économiques et sociales conçues par les gouvernements doivent s’attaquer à toutes ces tendances lourdes à travers le processus de capture du dividende démographique qui permettra d’accélérer les aspirations pour l’Afrique dont les Africains rêvent à l’horizon 2063. La mise en œuvre de la capture du dividende démographique constitue une opportunité en or pour l’Afrique. Comme je l’ai tantôt souligné, les Chefs d’État et de gouvernement ont adopté une feuille de route pour investir dans la jeunesse à travers quatre piliers : l’éducation, la santé et l’autonomisation dans la bonne gouvernance. Cette prise de conscience de haut niveau portée sur la population jeune sonne comme une forte volonté de faire de la jeunesse africaine un instrument de développement comme l’ont réussi les « Tigres asiatiques ». En investissant ainsi dans cet immense potentiel humain, l’on pourra significativement réduire, voire éliminer, la vulnérabilité des jeunes et par ricochet, éteindre les nombreux foyers de tension à travers le continent. Ne pas le réussir serait, cependant, catastrophique pour le continent. Des actions concrètes et des politiques ont déjà été expérimentées. En 2017 déjà, j’avais mobilisé les ambassadeurs africains à Dakar pour leur exposer l’expérience empirique de capture et de transition démographique à travers des projets innovants dont plusieurs États avaient bénéficié. J’avais mobilisé un financement de la Banque mondiale en faveur du projet Swedd (acronyme de Sahel Women’s Empowerment and Demographic Dividend ; en français : Autonomisation des femmes et dividende démographique) au Sahel. En 2018, l’intérêt s’est réellement manifesté car nous avions tenu la deuxième rencontre avec le groupe des ambassadeurs africains pour présenter le second rapport d’étape. Ce rapport d’étape sur le dividende démographique en Afrique de l’Ouest et du Centre révélait d’importants progrès même s’ils n’étaient pas homogènes partout dans la sous-région. Mais la dynamique était lancée.