Adesina : encourager le gaz naturel est une attitude pragmatique

Akinwumi Adésina,Président de la Banque africaine de développement (BAD)

Le président de la Banque africaine de développement nous fait part de son point de vue sur les opportunités d’investissement en Afrique et les réponses à l’insécurité climatique. Avant la COP27, Akinwumi Adesina avait annoncé 63,8 milliards de dollars de promesses d’investissement pour le continent.

Le FMI a revu à la baisse la prévision de croissance pour l’Afrique subsaharienne en 2022. Dans ce contexte, a-t-il été plus difficile de faire émerger des projets au Forum d’investissement en Afrique à Abidjan et de susciter l’intérêt des investisseurs ?

L’Afrique n’est pas différente du reste du monde, face aux défis mondiaux auxquels nous sommes confrontés. Il s’agit d’un ralentissement économique mondial, que ce soit aux États-Unis, en Chine ou dans la zone euro. L’Afrique n’est donc pas unique dans ce domaine. L’important, c’est que l’Afrique s’est plutôt bien remise de la situation après la crise Covid-19. À l’époque, la richesse produite a baissé de 1,6 % seulement, puis est remontée à 6,9 %. Désormais, elle est remise en question par la guerre en Ukraine et l’inflation mondiale.

Ce ralentissement a des raisons évidentes. Le coût de l’énergie a été multiplié par trois, ce qui inclut le coût du transport et de la livraison des biens et des services. Les prix des denrées alimentaires ont flambé en raison de la dislocation des approvisionnements en provenance de Russie et d’Ukraine.

“D’énormes opportunités d’investissement se présentent dans les secteurs de l’énergie et des infrastructures par exemple. En Afrique, 600 millions de personnes ont encore besoin d’énergie. Cela représente beaucoup d’investissements possibles”.

L’augmentation des taux d’intérêt a aggravé une situation déjà mauvaise pour les pays qui dépendent de l’emprunt. Tout cela crée une forte pression sur nos économies. Mais j’ai le sentiment que les économies africaines sont assez résilientes.

Vous vous attendez normalement à une importante sortie de capitaux des marchés émergents à mesure que les taux d’intérêt augmentent et que les gens investissent dans les actifs détenus par les Américains et les Européens. Or, de plus en plus les gens se tournent vers l’Afrique pour investir dans des projets bancables.

D’énormes opportunités d’investissement se présentent dans les secteurs de l’énergie et des infrastructures par exemple. En Afrique, 600 millions de personnes ont encore besoin d’énergie. Cela représente beaucoup d’investissements possibles. Le déficit dans le domaine des infrastructures s’élève à plus de 100 milliards de dollars par an. Ce sont de fantastiques opportunités pour les investisseurs. Les secteurs de l’eau, de l’assainissement, du numérique et tant d’autres en Afrique offrent d’excellentes opportunités d’investissement.

Lors du Forum africain de l’investissement, nous avons pu mobiliser 31 milliards $ d’intérêts pour l’Afrique en moins de 72 heures ! Cela montre simplement que l’Afrique est bancable. Cela démontre que les gens ont confiance dans les projets d’infrastructure en Afrique. C’est la preuve également que les gens ont confiance dans les projets qui sont présentés sur la plateforme transactionnelle de l’Africa Investment Forum.

Ce sont des projets rentables qui n’offrent quasiment aucun risque. Les chefs d’État sont présents au Forum pour présenter les projets et en discuter avec les investisseurs. C’est une nouvelle formule originale unique à l’Afrique. Les chefs d’État agissent comme des PDG. C’est pour les investisseurs, une nouvelle façon de faire des affaires. Ils peuvent laisser les « Vos Excellences » à la porte, discuter des projets et les réaliser.

Quelles sont les tendances des portefeuilles d’investissements ? Constatez-vous un retrait des capitaux internationaux ?

Je ne pense pas du tout que les capitaux internationaux se retirent d’Afrique. C’est plutôt le contraire. Certes, les investissements directs étrangers en Afrique ont diminué de 47 milliards $ en 2019, à 40 milliards $ en 2020 à cause de la Covid, mais ils ont rebondi à 83 milliards $ en 2021, soit le double de ce qu’ils étaient en 2020.

En ce qui concerne le secteur des infrastructures, au cours des sept dernières années, nous avons investi plus de 44 milliards $. Mais malgré tout l’excellent travail que nous faisons, nos ressources ne sont pas suffisantes. Les ressources de toutes les banques multilatérales de développement ne suffisent pas. Et il est arrivé que la Chine joue un rôle très important dans le financement des infrastructures en Afrique. Nous voyons aujourd’hui un recul parce que les Chinois s’occupent de leurs propres problèmes intérieurs, c’est-à-dire la crise sanitaire.

La question est donc de savoir comment financer les infrastructures de manière durable à l’avenir. Tout d’abord, nous devons prendre conscience que les infrastructures ne sont pas seulement l’affaire des gouvernements. Une grande partie des infrastructures peut et doit être financée par des partenariats public-privé, ce qui ouvre au secteur privé de grandes possibilités d’investissement.

Dès lors, comment attirer le secteur privé à investir dans des projets d’infrastructure en Afrique ?

Pour attirer le secteur privé, il nous faut beaucoup de projets bancables dans lesquels il puisse investir. C’est pourquoi la BAD dispose d’un outil appelé « Mécanisme de préparation des infrastructures du NEPAD », dans lequel elle a dépensé environ 28 millions $ pour soutenir les études préliminaires, la préparation et le développement des projets. Cela a généré des investissements de 26 milliards de dollars dans les infrastructures. Ainsi, le taux de retour sur investissement dans la préparation des projets est assez élevé car les investisseurs nous disent : « Nous avons du capital, montrez-moi les projets. » Investir dans les études de faisabilité est une priorité absolue.

Nous devons également nous assurer que nous soutenons les investisseurs institutionnels. Aujourd’hui, l’Afrique compte des fonds de pension, des fonds souverains et d’autres pools de fonds d’assurance totalisant 2 100 milliards $ d’actifs sous gestion. Si l’on consacre 10 % de cette somme au secteur vital des infrastructures, cela représente 210 milliards $. Cela résoudrait tous les problèmes de financement des infrastructures en Afrique et comblerait tout le déficit énergétique du continent.

Quelles sont les formes de financement alternatives pour financer la prochaine génération d’infrastructures et de projets de développement clés en Afrique ?

Je vais vous donner deux exemples. Nous avons été la première institution financière multilatérale à faire une titrisation synthétique en 2018 avec des investisseurs institutionnels. Nous avons retiré de nos livres des actifs qui sont essentiellement des actifs de prêts du secteur privé, et nous les avons transférés au secteur privé, libérant ainsi 1 milliard $ d’investissements au profit du secteur privé.

Un autre exemple s’est produit il y a quelques semaines, avec le soutien du gouvernement britannique, qui nous a fourni une facilité de garantie, ainsi que deux réassurances de la Lloyd’s de Londres. Nous avons pu libérer 2 milliards $ d’actifs, qui sont cette fois des actifs souverains, qui seraient à nouveau transférés aux investisseurs institutionnels. Ce genre d’efforts en matière d’efficacité du capital est nécessaire pour convaincre les investisseurs institutionnels en Afrique qu’ils peuvent investir et gagner de l’argent en investissant dans les infrastructures.

La dernière chose que je voudrais dire, c’est que les pays africains ne doivent en aucun cas utiliser leurs ressources naturelles pour garantir des prêts d’infrastructure. Nous devons nous assurer de mieux financer les projets. Il ne s’agit pas seulement de savoir combien d’argent investir dans les infrastructures, mais aussi de savoir si cet argent est utilisé efficacement.

Par exemple, nous avons financé un échangeur à quatre niveaux, à Accra, au Ghana. Il est le deuxième plus grand d’Afrique subsaharienne et le premier d’Afrique occidentale. Nous n’avons dépensé que 94 millions $ pour cela. Et j’ai été très impressionné par la manière dont le gouvernement ghanéen a utilisé ces fonds, qui étaient censés financer un échangeur à trois niveaux. Il a utilisé la même somme pour construire un échangeur à quatre niveaux et il lui restait encore un peu d’argent ! Nous devons utiliser le capital destiné aux infrastructures de manière plus transparente, rentable et réduire la surcharge des coûts.

Concernant le débat sur l’énergie, comment la BAD peut-elle promouvoir les énergies renouvelables et, en même temps, assurer le développement et l’électricité pour tous ?

Quatre-vingt-cinq pour cent des investissements de la Banque dans la production d’énergie en Afrique concernent les énergies renouvelables. Nous sommes la plus grande institution financière dans ce domaine.

Pour autant, je suis aussi une personne très pragmatique. L’Afrique a besoin d’un bouquet énergétique qui lui permette d’avoir un accès à l’électricité et à l’énergie abordable pour sa population et, surtout, d’avoir la sécurité d’approvisionnement nécessaire à l’industrialisation. Le gaz naturel joue donc comme il se doit un rôle essentiel dans le bouquet énergétique de l’Afrique. C’est la même chose aux États-Unis, en Europe, et partout dans le monde. Pourquoi y a-t-il une crise en Europe alors que les Russes ont coupé le gaz ? Nous pensons que le gaz naturel est très important. Ce n’est pas, pour moi, une question idéologique. C’est une question pragmatique.

Premièrement, passer du charbon au gaz naturel, au GNL pour alimenter les centrales électriques au charbon réduirait les émissions d’au moins 45% à 48 %. Passer du bois de chauffage et du charbon de bois, qui est la principale source de consommation d’énergie en Afrique, au gaz réduirait à nouveau les émissions de manière très significative.

Et comment parler de la question de la biodiversité, lorsque vous avez des gens qui dépendent totalement et uniquement du bois de chauffage et du charbon de bois pour survivre? Oubliez les forêts, oubliez la biodiversité, oubliez l’écotourisme ! Les gens essaient tout simplement d’avoir de l’énergie… et c’est pourquoi nous devons leur fournir de l’énergie d’une manière plus efficace et plus rentable.

Nous avons des projets qui fourniront du gaz aux pays africains pour qu’ils puissent produire de l’énergie aux populations qui en ont le plus besoin. Et l’Afrique devient une alternative et une source viable de gaz pour le plus grand bien de tous.

L’Afrique peut aussi contribuer à sécuriser l’approvisionnement énergétique de l’Europe. C’est bon pour le continent, bon pour l’Europe et bon pour l’environnement. Je suis donc très enthousiaste à l’égard de ce projet, car il signifie que nous nous dirigeons vers le net zéro. J’aime dire aux gens que lorsque nous parlons de transition énergétique, nous essayons de la réaliser de manière spontanée.

 

En octobre 2022, la BAD a publié un rapport qui établit un lien entre sécurité, investissement et développement. Quelle est la stratégie pour endiguer les conséquences de l’insécurité ?

L’insécurité en Afrique est due à trois facteurs. Le premier est le déplacement massif de populations en raison du changement climatique. Aujourd’hui, l’Afrique fait face à plus de 5 millions de personnes par an qui sont déplacées à cause du changement climatique. L’environnement est trop sec. J’ai visité des régions de Mauritanie qui étaient si sèches que personne ne pouvait plus y vivre. Cela entraîne une augmentation de la pauvreté rurale et de l’exode rural comme mécanisme d’adaptation.

L’autre facteur est le manque d’accès aux aliments et aux ressources pour le bétail et la diminution de l’espace disponible pour la production agricole. Cela a augmenté les conflits entre agriculteurs et éleveurs dans toute l’Afrique de l’Ouest. Tout cela est dû aussi au changement climatique.

“Il ne peut y avoir de développement sans paix et sans sécurité. Nous devons donc comprendre et nous attaquer aux sources fondamentales ou aux causes profondes de ces problèmes. C’est pourquoi l’Afrique a besoin d’au moins 110 milliards $ pour s’adapter au changement climatique”.

Le bassin du lac Tchad avait une superficie d’environ 25 000 km². Il n’en fait plus que 2 500 aujourd’hui. Imaginons ce qui est arrivé aux moyens de subsistance de centaines de millions de personnes. Il est plus facile pour eux d’être recrutés pour se retourner contre l’État parce qu’ils ont le sentiment d’avoir été abandonnés.

Et le dernier facteur menant à l’insécurité est le taux de chômage élevé chez les jeunes. Et pourtant l’Afrique a une population jeune fantastique. C’est notre meilleur atout, mais un tiers d’entre eux sont au chômage et un autre tiers sont découragés. Cela crée donc une situation qui alimente l’insécurité.

Il ne peut y avoir de développement sans paix et sans sécurité. Nous devons donc comprendre et nous attaquer aux sources fondamentales ou aux causes profondes de ces problèmes. C’est pourquoi l’Afrique a besoin d’au moins 110 milliards $ pour s’adapter au changement climatique. Les pays développés promettent de fournir 100 milliards $ par an. Le montant qui est sur la table pour l’Afrique aujourd’hui est de 18 milliards de dollars, dont 11 milliards pour l’adaptation au changement climatique. S’attaquer à ces problèmes d’insécurité dus en très grande partie au changement climatique signifie que les riches pays développés, doivent remplir leurs obligations envers l’Afrique.

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