Didier Acouetey, président d’AfricSearch, analyse la crise du marché du travail. Le développement des compétences techniques et le soutien massif au secteur privé doivent répondre à l’urgence des millions d’emplois nécessaires aux jeunes actifs, juge-t-il.
Quels sont le périmètre d’action et le cœur de cible d’AfricSearch ?
Notre groupe est le premier cabinet de conseil en ressources humaines et en recrutement, nous l’avons créé à Paris, en 1996. Sa vocation est d’identifier des compétences pour l’Afrique. Si on nous qualifie de « chasseurs de têtes », nous accompagnons aussi les entreprises dans leurs stratégies de gestion des ressources humaines et d’attraction des talents. Nous intervenons dans une cinquantaine de pays du continent africain avec environ 300 collaborateurs et, depuis cinq ans, un partenariat avec le groupe européen Alexander Hugues.
Quelle a été votre politique durant la crise de la Covid-19 ?
La première année de la crise a secoué tous les secteurs. Nous avons été assez touchés car les entreprises ont été paralysées. Elles ne recrutaient plus et leurs collaborateurs étaient en distanciel. Fin 2020, après la fin des confinements démarrés en Afrique vers le mois de mars, les entreprises ont curieusement repris leurs activités à partir d’octobre. Une sorte de relance des recrutements a été visible qui s’est prolongée en 2021.
Nous avons vécu une forme de rattrapage pour les entreprises qui avaient été relativement atones pendant huit mois. Bien sûr, des secteurs ont procédé à des restructurations, dans l’hôtellerie, la restauration et du tourisme. Cela nous a permis, pour la partie « conseil » de notre activité, de reprendre auprès des clients qui avaient besoin de repositionner leurs ressources humaines.
Justement, comment opérez-vous, et avec quels outils, dans ce domaine du capital humain ?
C’est relativement simple ! Pour la partie recrutement et chasse de tête, les entreprises nous approchent et nous disent, par exemple : « Nous avons besoin d’un directeur général » pour une filiale dans un pays. Ou : « Nous avons besoin d’un directeur financier » pour une division. Nous effectuons notre recherche sur ces bases et chassons les têtes qu’il faut pour le poste. Nous identifions les candidats, les interviewons puis présentons au client ceux qui paraissent être les meilleurs et répondre le mieux possible à la description du poste. À son tour, le client interviewe les candidats et retient celui qui lui paraît être le meilleur.
Plus généralement, où en est l’Afrique, aujourd’hui, dans la formation de ses ressources humaines, si essentielles au développement ?
Nous en sommes à une nouvelle étape. Les années 1980-1990 ont vu de grandes crises des systèmes éducatifs dans nos pays à la suite des plans d’ajustement structurels. Ont suivi des années de grèves où le système s’est relativement effondré. Au début des années 2000, l’éducation privée a tenté de prendre le relais du déficit des États. Sachant que la croissance démographique exerce une pression incroyable sur les budgets des États qui n’arrivent pas à offrir des infrastructures éducatives à tous les jeunes qui arrivent sur le marché. Un système éducatif privé a commencé à voir le jour qui s’est développé, accéléré et, aujourd’hui dans la plupart des pays, il représente 30% à 50% des effectifs du supérieur.
Depuis 2010-2015, ces écoles se sont largement professionnalisées. Notamment, les écoles de commerce et de gestion arrivent à former des candidats de bonne qualité, dans la plupart des pays. Le marché offre des compétences de bon niveau dans le management, l’audit, la finance et la gestion. Il reste un déficit dans les filières techniques où, depuis la fermeture des écoles techniques à la fin des plans d’ajustement structurels, manquent des mécaniciens, des électriciens ou des électro-mécaniciens.
Sans parler de niveaux ingénieur, l’offre de profils techniques est pauvre sur le continent. Or, nous voyons bien que nous sommes dans une phase de développement où nous devons industrialiser et produire et il faut pour cela des techniciens. Il faut des centrales énergétiques, des infrastructures et des TIC. Ce déficit considérable peut causer un retard sérieux dans les plans de développement de l’Afrique et son industrialisation. Nous n’avons pas assez de ressources humaines et de compétences dans les métiers techniques.
Comment, face à ses énormes besoins, l’Afrique peut-elle améliorer l’enseignement et la formation ? Nous voyons que 10% de ceux qui sont formés accèdent à l’enseignement supérieur. La déperdition est considérable.
C’est un énorme gâchis. Quand cent enfants arrivent à l’école primaire, à peine une dizaine se retrouve dans l’enseignement supérieur. Aucun continent ne peut se développer en sacrifiant autant son capital humain. Diverses mesures doivent être prises, j’insiste sur la notion d’urgence. L’éducation et le développement du capital humain sont des urgences !
D’une, nous devons réformer le système éducatif. Nous devons arriver à intégrer des filières techniques dans les enseignements et, surtout, à offrir aussi des filières courtes. Personne n’est obligé de passer vingt ans à l’école pour entrer sur le marché du travail ! Vous l’avez bien dit, il faut pouvoir rattraper ceux qui sont sortis du système éducatif au primaire ou au collège avec des filières professionnelles d’un mois à un an de formation pour leur donner des compétences.
C’est cela la question : doter ces jeunes de compétences au travers de formations qualifiantes. Ce deuxième aspect est un aspect impératif pour donner des outils à ceux qui sont sortis trop tôt du système pour qu’ils travaillent sur le marché.
De plus, la pression démographique ne permet visiblement pas aux États d’ouvrir des écoles et de recruter des enseignants. Sur un budget de 100 dollars consacré à l’enseignement, à peine 10 $ à 15 $ vont dans l’investissement. Le reste sert à payer les enseignants, à payer des bourses et à entretenir les infrastructures. Peu de budgets importants qui vont à l’investissement.
La pression démographique crée la demande d’éducation mais les États ont moins de ressources. Il faut absolument accélérer la numérisation de l’éducation et, surtout, les modèles de partenariats où les partenaires privés peuvent investir plus massivement dans les systèmes éducatifs. On peut songer à un système de loyers que l’État peut payer au secteur privé en s’assurant de bien le réguler. En effet, on déplore une explosion du système éducatif privé de très mauvaise qualité, pire que le système public.
Si nous tombons dans le piège de privatiser une éducation de très mauvaise qualité, nous n’aurons pas résolu le problème. Il faut donc plus de privé, soutenu l’État. Autant l’État doit jouer son rôle de régulateur et de supervision pour s’assurer que l’éducation offerte dans le privé soit de qualité. Et qu’il met un fort accent sur les filières techniques où, aujourd’hui, le besoin est énorme.
Comment aborder les priorités, afin de gagner en efficacité ?
C’est très important ! Devant le sentiment d’urgence dont je parlais, il faut accélérer les processus. Pour cela, d’abord réduire les temps de décision et associer le plus d’acteurs possibles. L’État ne peut pas travailler en silos de son côté en pensant que le secteur privé travaille de son côté. Au contraire, l’État, le secteur privé, les partenaires de développement, la société civile… tous les acteurs de l’écosystème doivent travailler ensemble et réduire les processus et le temps de décision.
Décider de construire une école ou une université peut parfois prendre cinq ans. Décider de construire une route ou une autoroute pour relier deux points, désenclaver une zone dans un pays, en faire une zone plus commerçante, et y permettre une vie économique, peut parfois prendre dix ans. Faire une ville nouvelle pour créer un autre pôle économique et de l’activité prend vingt ans. Ce n’est plus possible !
Autant on voit bien que la transformation mondiale s’accélère avec la numérisation, autant il faut que les projets de développement aillent plus vite et que les bailleurs qui accompagnent ces projets prennent beaucoup moins de temps. Parfois, soumettre à des bailleurs des projets qu’ils vont financer prend trois à cinq ans. Ce n’est pas pour rien que les États vont aujourd’hui sur les marchés pour lever des capitaux et qu’ils s’adressent de moins en moins aux bailleurs de fonds.
Le Magazine de l’Afrique