Rémy Rioux : Il faut dépasser le référentiel de l’Aide

Vous dirigez l’AFD depuis 2016 et venez d’en fêter les 80 ans. Comment regardez-vous l’avenir ?

Nous avançons bien ! Les nouvelles étapes se bâtissent toujours sur des éléments qui sont déjà là. Et l’AFD a toujours été du côté des autres, depuis ses origines et jusque dans ses procédures qui renforcent toujours les maîtrises d’ouvrage locales. À Brazzaville il y a quelques jours, j’ai été heureux de rendre hommage à notre fondateur, Charles de Gaulle. C’est l’Afrique qui a libéré la France, son armée et aussi les forces financières qui y existaient en 1941.

Depuis 2015, nous avons franchi plusieurs étapes. J’ai passé beaucoup de temps à la rencontre de tous les acteurs de l’écosystème français : notre société civile, nos collectivités locales, nos entreprises, nos centres de recherche, etc.

Pour leur rappeler, à la suite de l’accord de Paris sur le climat, l’importance de l’action internationale. Et d’abord avec l’Afrique, notre immense voisin, le continent du passé, du présent et de l’avenir, des opportunités et de la jeunesse.

Nous avons ensuite bâti la deuxième étape de notre projet, derrière notre devise “Pour un monde en commun », nous conduisant à travailler déjà bien au-delà de l’Aide publique au développement. La pandémie de la Covid-19 nous rappelle qu’il nous faut inventer rapidement les moyens de gérer et de financer ensemble nos grands biens communs. Je pense au climat, à la biodiversité ou à la santé. Et n’oublions pas l’éducation et l’égalité femmes-hommes, si malmenées dans cette crise qui a vu les inégalités se creuser et le risque réapparaître d’une grande divergence entre les différentes régions du monde.

Cette deuxième étape de notre transformation a notamment pris la forme du mouvement « Finance in Common (FiCS) » rassemblant les 530 banques publiques de développement à deux reprises déjà. On en compte presque 100 en Afrique ! Avec FiCS, nous ne sommes pas dans une logique d’aide ou d’assistance mais de co-investissement sur des problématiques communes. Après Paris en 2020 et Rome en 2021, nous nous retrouverons à Abidjan à l’automne 2022, à l’invitation de la Banque africaine de développement et de la Banque européenne d’investissement. Nous entrons à présent, je crois, dans une troisième étape dans l’évolution de l’AFD. Pourquoi ne pas être plus nettement et plus fortement encore du côté des autres, c’est-à-dire bâtir une institution dont la mission serait d’abord de comprendre très profondément et attentivement, avec le plus de respect possible, les dynamiques et les blocages, les enseignements et les innovations qu’on peut trouver ailleurs dans le monde ? Puis d’investir aussi ambitieusement que possible avec nos partenaires pour les accompagner dans leur trajectoire de développement durable et tisser des liens multiples avec la France et l’Europe. Dans leur propre intérêt et aussi pour le nôtre.

L’AFD est le bras financier de la coopération française. Comment définissez-vous vos frontières ? Dans quelles dépendances êtes-vous et quel est le degré d’autonomie qui vous autorise vos ambitions ?

L’AFD est évidemment au service de la politique de développement, qui est un pilier de notre politique internationale. Cette politique a été très fortement relancée et transformée sous l’impulsion du président de la République Emmanuel Macron et des ministres Jean-Yves Le Drian et Bruno Le Maire. Une loi de programmation pour le développement a été votée au Parlement le 4 août 2021. Cette loi a replacé la politique de développement à un niveau d’ambition qu’on attendait depuis longtemps. Nous en sommes honorés et obligés.

L’AFD est chargée de mettre en œuvre la partie dite bilatérale de l’action de la France dans ce domaine, suivant les priorités définies dans ce texte. Et l’année 2021 se termine bien, conformément aux objectifs fixés, nous avons de nouveau déployé 12 milliards d’euros de financements, un niveau très élevé, avec 60% de ces financements qui ont un impact positif direct pour le climat et près de 50% qui contribuent à réduire les inégalités entre les femmes et les hommes. Et 55% des projets accompagnés par l’AFD sont portés cette année par d’autres acteurs que les gouvernements, un niveau record au plan international certainement. Les grandes priorités politiques fixées par le gouvernement et le parlement sont scrupuleusement respectées, en vérifiant toujours qu’il y a bien une demande en face qui correspond aux attentes locales, pour ne jamais être dans une posture de surplomb et ne pas imposer à nos clients et partenaires des choix que nous aurions fait nous-mêmes. La politique de développement est une politique partenariale.

Ces derniers mois, nous avons vu apparaître de nombreuses critiques à l’égard de l’Aide au développement. Comment les expliquer, et quelle place accordez-vous à ces critiques dans votre stratégie ?

Le problème de l’Aide publique au développement est que sa définition, ses mots et la plupart de ses instruments datent d’il y a très longtemps, des années 1960 et 1970 pour l’essentiel. Ce référentiel a terriblement vieilli, sans qu’un consensus international n’émerge encore pour le réviser.

Tout comme la Françafrique est devenue un leurre, qui égare et occulte ce que les relations entre l’Afrique et la France sont en train de devenir, nous excédons déjà l’Aide publique au développement de bien des façons, et ces mots désormais nous contraignent et nous retiennent car ils pèsent encore sur les perceptions.

C’est l’une des raisons pour lesquelles le président Macron veut changer le nom de l’AFD, pour réécrire le « logiciel » et le remettre en phase avec le monde de l’accord de Paris et des Objectifs de développement durable. Il ne suffira pas de changer notre nom, bien sûr, mais si c’est l’occasion d’une telle réflexion, c’est une excellente nouvelle ! Nous y gagnerons plus de force et de nouvelles perspectives, j’en suis persuadé.

Vous adoptez, avec de grands penseurs africains, une vision partagée du développement, une manière d’associer différents mondes, il y a toujours des critiques à l’égard de la France. Comment l’expliquez-vous ?

Je suis historien de formation et je sais que le mort tient encore souvent le vif. Mais la répétition, la force et la cohérence des actes de reconnaissance et des prises de parole du président de la République depuis 2017, et surtout son discours à Ouagadougou en novembre 2018, sont en train de produire leurs effets.

Ce qu’a fait le président Macron au Rwanda, où je l’ai accompagné, était très important de ce point de vue. Tout n’est pas financier ou économique dans notre relation et il y a aussi des mots à mettre sur les choses et une histoire à écrire, un travail de vérité à accomplir. Nous avions aussi préparé ce terrain-là à notre façon, en reprenant notre travail à Kigali depuis juin 2019 où nous inaugurerons bientôt notre nouvelle agence, fermée depuis 1994.

Je crois que ce qui a été exprimé le 8 octobre au nouveau Sommet entre l’Afrique et la France de Montpellier, sommet d’un nouveau genre, relevait de la même démarche de reconnaissance et de renouvellement.

Une nouvelle page s’y est ouverte, dans le dialogue et le respect et sur la base solide du rapport d’Achille Mbembé. Il faut revivifier notre relation et la rendre plus utile pour l’Afrique mais aussi pour la France. Notre agence y prend toute sa part.

Vous l’avez dit, il y a aujourd’hui plus de 12 milliards d’euros d’activité de l’AFD chaque année, mais comment aujourd’hui regarder cette Afrique avec des crises, des conflits, des guerres qui la traversent ?

Notre vision, ce sont les lunettes “tout l’Afrique” que nous avons chaussées depuis 2017 pour voir l’Afrique comme un tout et prendre en compte les évolutions positives du continent, depuis trente ans. Beaucoup de croissance, beaucoup d’investissement, dans l’éducation, dans l’accès à l’énergie et à l’eau, dans une moindre mesure dans la santé. Les indicateurs de l’Afrique étaient globalement en amélioration, du moins avant la crise de la Covid-19.

La crise actuelle fait bien sûr peser une nouvelle fois un très grand risque de divergence entre le continent africain et le reste du monde. Mais il ne faudrait pas oublier l’étape précédente, de construction et de convergence progressive de l’Afrique avec ses voisins.

Le Magazine de l’Afrique

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