IBRAHIMA DIOUF DIRECTEUR DU BUREAU DE MISE A NIVEAU

« Il faut surtout que dans les emplois, le taux d’occupation des femmes soit du même niveau en termes de représentation ».

L’introduction du genre dans le programme développer l’emploi au Sénégal ‘’Tekki fi’’ (réussir ici sur place) peut aider à lutter contre l’émigration clandestine des femmes. Ibrahima Diouf, le Directeur du Bureau de Mise à Niveau (BMN) nous explique comment dans cet entretien.

  1. le Directeur pouvez-vous nous faire une présentation du programme ‘’Tekki fi’’ ?

L’initiative ‘’Tekki fi’’ est un programme global intitulé développer l’emploi au Sénégal, renforcer le tissu des entreprises dans les zones de départ pour l’émigration clandestine et de l’employabilité dans ces zones-là. C’est un programme qui a démarré  sur le terrain en 2017. Il est financé par l’Union européenne, notamment le fonds fiduciaire d’urgence, avec  le volet renforcement du tissu des entreprises d’un montant de 7.8 milliards de FCFA,  sur trois ans. Ce programme comprend aussi des volets formation professionnelle, communication et financement. Pour le volet renforcement du tissu des entreprises, dans les zones de départ de l’émigration clandestine, c’est le Bureau de Mise à Niveau et l’ADEPME qui exécutent le programme pour le compte de l’Agence française de Développement (AFD), qui est l’agence délégataire de l’Union européenne. C’est un programme qui se déroule dans trois zones géographiques, le Nord (Louga, Saint-Louis et Matam), le Sud (Ziguinchor, Kolda et Sédhiou) et l’Est du Sénégal (Tambacounda et Kédougou).

Il s’agit pour nous de voir le potentiel de création et de consolidation d’entreprises, dans ces zones-là, en vue de favoriser une création massive d’emplois. L’idée est de permettre ainsi à des jeunes filles et garçons, de trouver des emplois, afin d’éviter que ces populations ne soient tentées par l’émigration clandestine.

Justement l’actualité, c’est cette vague de départ de jeunes Sénégalais pour l’Europe, qu’est-ce que ce programme prévoit concrètement pour les retenir sur leurs terroirs ?

L’émigration clandestine est le fait de personnes qui pensent qu’aller à l’étranger peut régler leur problème. C’est ainsi que, dans un premier temps, ils avaient emprunté les voies maritimes, avec  le fameux slogan « Barça ou barsakh ». Ensuite, lorsque des mesures coercitives ont été prises, avec l’appui des gouvernements européens, comme l’Espagne avec le projet FRONTEX (Agence européenne de garde-frontière et de garde-côtes), ces jeunes-là ont commencé à emprunter la voie terrestre. Ils passaient par les régions frontalières du Mali, notamment Tambacounda, ils empruntaient le désert pour aller au Mali, puis le Niger avant d’arriver en Lybie. A partir de la Lybie, ils tentaient de traverser la méditerranée pour rejoindre l’Europe.

Lorsque les conditions de voyage étaient devenues plus difficiles, plus draconiennes avec la guerre en Lybie, les vagues de départ ont été stoppées. C’est en ce moment que les chefs de gouvernement des pays européens se sont regroupés à Malte, pour décider d’apporter un soutien conséquent aux pays où, cette émigration  était la plus avérée.

Les causes profondes de l’émigration clandestine, c’est le sous-emploi, l’oisiveté, le chômage et parfois même l’absence de rêve et d’espoir. Maintenant ce qu’il faut faire concrètement, c’est identifier les potentialités dont recèlent ces zones. Quand on prend le Nord, nous savons que c’est une zone par excellence de pêche et d’agro-industrie. Il faut noter qu’il y a beaucoup d’entreprises dans le Nord. Il y a  les grands Domaines du Sénégal, la Société de culture légumière,  la Compagnie agricole de Saint-Louis. Ces entreprises ont investi des dizaines de milliards de nos francs. Cela veut dire qu’il y a un potentiel. Maintenant, ces jeunes n’ont pas les ressources pour investir. L’Etat doit par conséquent s’employer à les accompagner dans leurs projets d’investissement. C’est ce que le  Bureau de Mise à Niveau fait en primant les investissements, qui sont effectués dans le cadre de ce programme, aussi bien les investissements matériels que les investissements immatériels (matériel de production, infrastructure de stockage, tout ce qui est unité de transformation.).

Dans le Nord,  le riz est une denrée essentielle, très stratégique avec les aménagements réalisés par l’Etat. Il suffit maintenant que l’accompagnement soit bien ciblé, afin de permettre à chaque jeune de disposer de périmètre pour lui permettre de cultiver le riz padi. Et pourquoi pas, avec des moyens  modestes, de monter une unité de transformation ou bien de vendre le Padi à des unités de transformation. Nous l’avons fait dans le Nord avec des jeunes qui ont des projets dans l’aviculture, dans l’horticulture et dans le tourisme. Dans le Sud, si une partie de ce potentiel est valorisé par des  projets portés par des jeunes et accompagnés par des structures de l’Etat, notamment le Bureau de Mise à Niveau. Je pense que l’on peut espérer stopper ou diminuer, le rythme avec lequel les jeunes embarquent dans des embarcations de fortune pour rallier l’Europe via l’océan. Dans l’Est du pays sur toute cette zone de Tambacounda et Kédougou, avec les filières bois, fruit de baobab, le cosmétique, le fonio et le maïs, je pense que c’est des potentialités qui existent. Dans le cadre du projet, on essaie d’identifier les potentialités, dont recèlent la zone, en conseillant aussi les jeunes, en les orientant vers ces potentialités,  et aussi à faire de sorte qu’une fois  le projet est mûri et porté par un jeune que nous puissions l’accompagner dans sa réalisation. Avec comme bonus un appui technique et un appui financier.

Le genre a été introduit dans ce programme, parlez-nous de cette déclinaison et quel sera son impact  sur la promotion de l’entreprenariat féminin et sur le phénomène de l’émigration clandestine ?

Cette émigration qui était jadis masculine est aujourd’hui, en train de se féminiser de plus en plus. Cette tendance ne fait que se renforcer. Aujourd’hui, dans les pays d’immigration comme l’Italie et l’Espagne, il n’est pas rare de voir beaucoup plus de femmes parmi les immigrés. Nous avons aussi constaté que dans l’approche d’appui aux porteurs de projets, on ne privilégiait pas souvent le genre. C’est cette contribution à l’égalité des chances qu’on appelle aujourd’hui, l’approche genre dans les institutions et dans les organisations. Plus on développera la prise en compte de cet aspect, mieux on cernera le phénomène. Aujourd’hui, le drame est là. Cela montre effectivement, que si on ne tient pas compte dans la différenciation des approches, dans la discrimination positive, qu’il faudra avoir à l’endroit des femmes, afin qu’elles aient beaucoup plus d’emplois pérennes, beaucoup plus d’emplois rémunérateurs et  beaucoup plus de financement. On risque d’assister à un phénomène où beaucoup plus de femmes vont quitter le pays. C’est ce déséquilibre qu’on est en train de corriger. Il faut surtout que dans les emplois, le taux d’occupation des femmes soit du même niveau en termes de représentation. Que les emplois décents soient aussi bien pour les femmes que pour les hommes. C’est de cela qu’il s’est agi en introduisant l’approche genre dans les interventions du Bureau de Mise à Niveau. Nous pensons que cela aura des impacts positifs par rapport à ce phénomène de l’émigration clandestine. Si bien que l’émigration pourra être une émigration légale. Ce serait bien que les femmes puissent trouver leur place dans cette émigration légale pour leur permettre de jouer leur partition dans la création de richesses dans leurs terroirs d’origine.

Entretien réalisé par Aliou Kane NDIAYE